En pleine crise de confiance entre Bamako et ses anciens partenaires dans la lutte contre le terrorisme, faut-il s’attendre à la fin de l’opération Takuba ? Des experts des questions sécuritaires se prononcent.
Quel avenir pour la Force Takuba au Mali ? Le Premier ministre malien, Choguel Kokalla Maiga a récemment déclaré que la Task Force Takuba n’a d’autre objectif que de diviser le Mali. Quelques jours auparavant, le gouvernement du Mali avait annoncé, que tout déploiement des forces antiterroristes dans le cadre de l’opération Takuba requerra désormais une invitation écrite du président de la République en plus de l’autorisation du gouvernement. Alors que Paris et ses alliés européens ne se sont pas encore prononcés sur l’évolution de leur engagement militaire au Mali, le sujet devrait largement occuper les discussions au sommet UA-UE qui doit se tenir à Bruxelles les 17 et 18 février prochains.
En pleine crise de confiance, traduite par une véritable guerre des déclarations, entre Bamako et ses anciens partenaires dans la lutte contre le terrorisme, faut-il s’attendre à la fin de l’opération Takuba ? Des experts des questions sécuritaires se prononcent.
– “Beaucoup d’expectative, beaucoup d’interrogations”
Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) rappelle que « Takuba n’est pas une mission à part, mais c’est une opération qui est enchâssée dans Barkhane. Donc, l’avenir de Takuba dépend l’avenir de Barkhane ».
Dupuy ajoute que « l’opération Takuba marque quelques succès » et continue à monter en puissance, depuis son lancement en mars 2020.
Toutefois, le président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe affirme que « la situation politique délétère entre Paris et Bamako obère un peu et handicape beaucoup sa pleine montée en puissance. On est encore loin de l’objectif de réunir 600 membres des forces spéciales, issus des 14 pays ayant donné leur accord de participation initiale, en juillet 2020. Seuls 8 ont confirmé depuis leur participation effective ».
L’avenir de la Force Takuba se joue dans cette incertitude, dit-il. Et de noter : « Le doute qui plane sur l’avenir de Takuba s’est accompagné de gestes inquiétants pour les forces françaises : le Danemark a décidé de ne pas envoyer ses 90 militaires ; la Suède a confirmé ne plus vouloir assumer sa participation alors qu’elle assure actuellement le commandement de la Task Force Takuba ; la Belgique, les Pays-Bas, sans doute l’Estonie, peut-être la République tchèque hésitent à continuer à intervenir et à agir dans le cadre de Takuba pour des raisons diverses. L’Estonie est, par exemple, très préoccupée par la situation à sa frontière avec la Russie ; la République tchèque est pour l’instant décidée à maintenir 150 hommes, trois hélicoptères, l’avion de transport, et une équipe chirurgicale, malgré le récent changement de Premier ministre, en la personne de Petr Fiala. Donc, il y a beaucoup d’expectative, beaucoup d’interrogations, d’autant plus qu’il y a beaucoup de mauvaises interprétations ».
– Amalgame ?
Commentant les dernières déclarations du Premier ministre malien sur Takuba, Emmanuel Dupuy, indique que « Choguel Kokalla Maiga, fait référence non pas à l’opération Takuba, mais à l’opération Serval, qui avait, il est vrai, empêché les FAMa de rentrer dans Kidal au moment de sa libération de l’emprise des groupes armés, le 30 janvier 2014 . Cela advenait au moment où l’opération initiale de contre-terrorisme lancée le 9 janvier 2013 se poursuivait avec efficacité contre les groupes armés touaregs et djihadistes jusqu’à la transformation de l’opération de contre-terrorisme Serval en l’opération Barkhane, dans une approche autant cinétique que de lutte plus globale contre le terrorisme , qui plus est, désormais élargie aux voisins du Mali, à partir d’août 2014 ». Selon lui, le Premier ministre malien semble, ainsi, « mélanger les deux à Takuba. “Il convient de rappeler aussi que Takuba n’agit pas dans le nord, mais dans le centre du Mali, précisément là où les forces françaises sont redéployées, c’est à dire dans les trois bases qui restent opérationnelles à Gossi, à Gao et à Ménaka, et non plus à Tombouctou, ni à Kidal et ni à Tessalit », note-t-il.
Dupuy affirme que « l’Union européenne souhaite, malgré la crise diplomatique actuelle, maintenir sa forte implication financière, à l’aune des 8,5 milliards d’euros, prévus pour la période 2021-2028, sous l’égide la Stratégie Sahel – initiée en 2011 et confirmée en 2021 – à la fois dans une dynamique de soutien militaire, d’entraînement et d’équipement des FAMa, mais également à travers des projets d’aide au développement et d’accompagnement économique et de co-développement qui visent non seulement le Mali, mais l’ensemble des quatre autres pays de la bande sahélo saharienne (Mauritanie, Niger, Burkina Faso et Tchad, appartenant – avec Bamako au G5-Sahel) ».
Le chercheur français a, en outre, rappelé que « l’ Alliance Sahel, lancée en juillet 2017, est pour l’instant, aussi en suspens, car elle ne peut pas agir s’il n’y a pas une sécurisation des pays, où sont engagés les quelques 800 projets d’aide au développement, à hauteur des 16,92 milliards d’euros prévus. Il convient de rappeler aussi aux autorités maliennes que la brouille avec la France pourrait impacter sur les pays tiers appuyant tant l’Alliance et la Coalition Sahel, à l’instar du Japon, du Canada, de la Norvège, de la Suisse et des Etats-Unis ».
– “Du bluff”
Pour sa part, l’universitaire Boubacar Bocoum, spécialiste des questions sécuritaires au Sahel, estime que « la déclaration (de mettre fin à l’opération Takuba, NDLR) ne veut absolument rien dire. La même annonce a été faite par rapport à Barkhane, mais aucun réajustement ne sera fait. C’est juste une manière de pousser Bamako à s’inscrire dans leur logique ».
Bocoum souligne, en outre, qu’« il faut comprendre que le déploiement de Tabuka, vise à installer l’OTAN (l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, NDLR) dans la région, ajoutant que la présence de la Russie au Mali empêcherait ce déploiement déguisé de l’OTAN, d’où cette frustration des pays européens pilotés par la France”. “Ils ne vont rien réexaminer, c’est juste du bluff », affirme-t-il .
S’agirait-il d’une mise en cause de l’intervention européenne ? Non, affirme, de son côté, Ornella Moderan, cheffe de programme Sahel de l’Institut d’Études de Sécurité. Selon elle, « il ne s’agit pas d’une mise en cause directe de toute intervention européenne » mais il peut y avoir « un impact sur le niveau de confiance entre Bamako et ses partenaires de la Force Takuba ».
Ornella Moderan note que ”la confiance dépend du dialogue et des actions qui seront posées à la suite de ce dialogue. Le fait que cette problématique entre le Danemark et le Mali s’était amplement répandue sur la place publique a sans doute contribué à une augmentation de la tension”.
Pour rappel, la Force Takuba est composée, à ce jour, de près de 800 hommes, essentiellement des forces spéciales envoyées par des pays européens dans la zone des trois frontières, Mali-Burkina-Niger, où sévissent notamment le groupe État islamique et le GSIM lié à al-Qaïda.