Awa, 3 ans, est un enfant de son temps. Dans un appartement à Ouest Foire (Dakar) où elle loge avec ses parents, les jouets sont nombreux : poupées, vélo, gadgets… Mais Awa leur préfère bien souvent le smartphone. “Tout au début, elle ne regardait quasiment que les comptines sur YouTube. Maintenant, elle a pris goût à la facilité de surfer sur TikTok. Cela dit, je m’assure autant que faire se peut que les contenus suivis sont adaptés à son âge”, fait savoir son père averti.
“Addictif ! Dangereux pour le développement cognitif des enfants ! Nocif pour les jeunes…” En Occident, les qualificatifs ne manquent pas pour souligner la “dangerosité” de TikTok pour les plus jeunes. Mais qu’est-ce qui fait la particularité de ce réseau social lancé en septembre 2016 en Chine ?
“TikTok permet aux utilisateurs de créer et partager de courtes vidéos. […] C’est un spectacle toujours renouvelé permettant d’interagir en commentant, en aimant ou en partageant les vidéos. Les interactions sociales que l’on peut y avoir sont ce qui rend TikTok si attractif”, explique Yann Leroux, docteur en psychologie. “Contrairement à Facebook qui est un réseau social illimité, mais avec plusieurs formats de contenu (texte, audio, images, vidéos), TikTok présente un format quasi-unique : des vidéos courtes. Un autre avantage comparatif avec Facebook est que TikTok est semblable à un supermarché dans lequel on dépose ses vidéos et on est assuré qu’un grand nombre y aura accès sans que vous ayez à en assurer la promotion. Le format TikTok est presque déresponsabilisant ; ce qui attire une grande participation des jeunes”, renchérit Dr. Ibrahima Giroux, psychologue cognitif et spécialiste en éducation parentale.
Dans son étude annuelle pour 2022, le fournisseur de logiciels de contrôle parental, Qustodio, a révélé que dans le monde, les enfants ont passé en moyenne près de deux heures par jour sur TikTok (1 h 47). Cela place ce réseau social largement en tête des applications les plus utilisées par cette frange de la population devant les géants historiques tels que Snapchat, Instagram ou YouTube.
TikTok continue de gagner du terrain puisqu’entre 2020 et 2022, d’après les résultats de cette recherche, les enfants ont augmenté de 30 minutes leur présence sur l’application. D’où l’intérêt de s’interroger sur son pouvoir addictif.
“Je parlerais plutôt d’engagement. Le format court et la multitude de vidéos promettent une expérience de visionnage rapide et variée qui peut facilement captiver l’attention des utilisateurs. De plus, TikTok utilise des algorithmes de recommandation pour suggérer du contenu similaire à ce que les utilisateurs ont aimé auparavant. Ce qui peut les encourager à continuer à regarder et à interagir avec la plateforme. […] Enfin, ce qui a été vu sur TikTok suscite des conversations en dehors de l’application”, souligne le Dr. Yann Leroux.
En fait, “TikTok est une place sociale. Ce qu’une personne en retire dépend de ce qu’elle y apporte et des profils qu’elle y rencontre. De mauvaises fréquentations TikTok comme ailleurs augmentent potentiellement les comportements problématiques des plus jeunes”, soutient-il.
Dans son étude parue en février de cette année, Qustodio a fait part d’une augmentation de 18 % du temps passé sur des services de vidéos entre 2021 et 2022 dont une grande partie est consacrée à la plateforme de l’Empire du milieu. Cette utilisation plus accrue de TikTok peut être lourde de conséquences si l’on en croit Dr Ibrahima Giroux.
“Une conséquence globale concerne l’affaiblissement et l’affaissement de la personnalité en cas de surexposition aux divertissements”, alerte-t-il, ajoutant que “sur le plan social, ces plateformes présentent une magnifique contradiction : elle augmente le réseau et diminue le réseau social. Le réseau social augmenté est celui qui est virtuel avec des millions d’amis, de +likers+ que l’on ne connaît qu’éphémèrement. Le réseau social diminué est le réseau social réel. Il est désaffecté, on ne lui donne que peu d’importance et on n’en tire que le minimum”. Cette idée est toutefois relativisée par Yann Leroux qui affirme que “ce n’est pas l’utilisation +incontrôlée+ de TikTok qui provoque des troubles du développement ou de la santé. C’est plutôt un stress important qui engendre des difficultés ou des troubles se manifestant par une utilisation importante d’un média social. Dans cette situation, le média social est une bulle dans laquelle l’individu se réfugie”.
Quid de la responsabilité des parents ?
Dans leur processus de développement, les enfants apprennent beaucoup par imitation. Les parents avec qui ils passent du temps constituent ainsi leur première source d’inspiration. Ceux-ci ont donc un rôle central à jouer pour accompagner leurs progénitures dans l’apprentissage à l’usage utile des réseaux sociaux comme TikTok.
“Mon fils passait beaucoup de temps sur l’un de mes deux smartphones. Pour qu’il ne me dérange pas, je lui faisais voir des dessins animés. Un jour, dans une banque, j’ai vu une petite fille qui semblait moins âgée, mais qui s’exprimait mieux. J’en ai conclu que mon enfant est en retard. Du coup, j’ai arrêté de lui donner un téléphone pour l’occuper. J’ai aussi demandé aux membres de la famille de faire la même chose. Après, j’ai constaté que son niveau d’expression orale s’est nettement amélioré. Il prononce maintenant des phrases complètes.
Pour remplacer les écrans, je lui ai acheté un puzzle et un cahier de coloriage. Ces activités qu’il adore lui ont notamment permis de connaître les couleurs et les animaux”, explique un autre parent. “Les parents n’ont aucun choix si ce n’est d’être plus proches des enfants, plus à l’écoute, plus bienveillants. Pour cela, ils doivent comprendre que ce qui attire le plus les enfants chez le parent, ce ne sont pas les cadeaux matériels, mais les qualités psychologiques et morales”, avance le spécialiste en éducation parentale. Il est d’ailleurs convaincu que “les parents qui ont confiance en eux, qui offrent aux enfants des opportunités d’apprendre d’eux ou avec eux, la possibilité de se tromper et d’apprendre, qui offrent un temps de qualité, auront plus de possibilités de protéger leurs enfants des réseaux nocifs.
Il faut rajouter à ces qualités parentales l’ouverture d’esprit du parent qui lui permet de connaître TikTok, de s’y intéresser et d’accompagner ses enfants à en tirer le meilleur profit. Il y a des contenus extraordinaires et éducatifs sur TikTok”. Dr. Ibrahima Giroux est rejoint sur ce point par Dr. Leroux selon qui “les jeunes s’approprient bien ou mal les outils techniques de la culture en fonction de la manière dont les adultes leur transmettent ces outils. Concrètement, cela veut dire que c’est aux adultes de donner l’exemple aux enfants par leurs utilisations des réseaux sociaux et par les contenus qu’ils y postent”. Selon le psychologue, les adultes doivent avoir avec les enfants et adolescents des interactions de qualité. “Si un enfant a plaisir à échanger avec ses parents, ces interactions contribuent notablement à le faire grandir, à le transformer en un adulte responsable dans sa communauté, pourquoi irait-il chercher des sources de croissance auprès d’inconnus sur TikTok ?”, se demande-t-il. Dans la plupart des pays du monde, les contenus dans les réseaux sociaux laissent souvent à désirer. L’Afrique n’échappe pas à cette réalité. Face aux dangers encourus par les plus jeunes, les deux psychologues militent pour plus de responsabilité parentale et prônent plus de présence de l’Etat en termes de régulation et de sensibilisation.
ARD/id/APA