Après un début de transition emmaillé par les grèves de l’Union nationale des travailleurs du Mali (UNTM), suivi d’une trêve, notamment durant les sanctions de la CEDEAO, une nouvelle épée de Damoclès plane désormais au-dessus de la tête du gouvernement. En effet, la plus grande centrale syndicale du pays donne jusqu’à la fin du mois d’août au gouvernement pour annuler les arrêtés n°2022-0278/MTFPDS-SG-CNCFP du 22 février 2022 et n°2022-3266/MTFPDS-SG-DNFP-D1-3 du 26 juillet 2022 relatifs à l’intégration de contractuels dans la Fonction publique de l’État. Des arrêtés du ministère en charge du Travail, de la Fonction publique et du dialogue social dont elle juge l’adoption truffée d’irrégularités.
Abidjan, 14 décembre 2020. Bah N’Daw est en roue libre. Devant la diaspora malienne, le Président de la transition d’alors lâche : « avec l’état actuel du Mali, quelqu’un qui jouit de ses facultés mentales ne doit pas parler de grève, a fortiori partir en grève ». C’était le symbole de l’agacement de son gouvernement face aux multiples revendications syndicales de la principale centrale malienne, l’UNTM. Ce fut également l’une des principales causes invoquées par les autorités de la transition actuelles pour son éviction du pouvoir, en mai 2021. « Le gouvernement s’est montré incapable de constituer un interlocuteur fiable, susceptible de mobiliser la confiance des partenaires sociaux ». Cela a conduit à « une consternation générale, marquée par la persistance des grèves de l’Union nationale des travailleurs du Mali, dont l’issue est finalement une grève illimitée » et a entraîné « une véritable asphyxie de l’économie malienne », s’étaient-elles justifiées.
Si « la rectification de la trajectoire de la transition » a permis de suspendre les mots d’ordre de grève de l’UNTM, ceux-ci semblent vouloir refaire surface. Et pour cause : « à notre grande surprise, nous avons constaté l’intégration de certains contractuels disant qu’ils avaient passé un concours dont nous n’avons pas eu connaissance », regrette Issa Bengaly, Secrétaire administratif de l’Union nationale des travailleurs du Mali. En croire ce dernier, les arrêtés n°2022-0278/MTFPDS-SG-CNCFP du 22 février 2022 et n°2022-3266/MTFPDS-SG-DNFP-D1-3 relatifs à l’intégration des contractuels dans la Fonction publique de l’État ont été pris par le ministère en charge du Travail, de la Fonction publique et du dialogue social sans que l’UNTM ne soit au courant. « L’UNTM avait déjà déposé sur la table du ministère des doléances par rapport à l’intégration des agents contractuels de l’État qui émargent au budget de l’État. Dans ce contexte, l’État devait faire part de sa décision à la centrale syndicale, avec laquelle il est en collaboration et qui a accepté, au vu des conditions dans lesquelles l’État se trouve, d’observer une trêve dans ses revendications », ajoute-t-il.
« Duperie collective »
Dans la lettre, datée du 3 août et signée par son Secrétaire général, Yacouba Katilé, également Président du Conseil économique, social et culturel, l’UNTM va plus loin en dénonçant « les remous suscités par les régulations de situations administratives du premier arrêté » portant intégration dans la Fonction publique de l’État d’agents précédemment recrutés comme contractuels et payés sur les fonds propres de leur établissement et non sur le budget d’État, « donc qui n’étaient pas des contractuels d’État payés sur le budget national. Ces décisions ont, par leur ampleur et incidence, soulevé de graves inquiétudes », dit le courrier. Selon le regroupement syndical, c’est la démonstration de la « duperie collective entretenue à propos du Mali Kura », car, à l’en croire, l’intégration tranche avec la légalité et méconnait l’égalité de naissance, de citoyenneté et de chances, comme le stipule la Constitution du 25 février 1992, ainsi que la Charte de la transition. Le fait que les bénéficiaires des arrêtés d’intégration, au lieu d’être dans les corps de l’Enseignement supérieur, où ils officient déjà, soient directement versés dans ceux des Planificateurs, des Inspecteurs des finances et des Administrateurs civils, alors que l’intégration à ces corps se fait via une formation dans la nouvelle ENA, constitue également « une anomalie » soulignée par M. Katilé dans sa correspondance.
« Pour l’UNTM, l’intégration des ces agents contractuels de l’Enseignement viole toutes les procédures administratives sans exception et, pis, ils ont été intégrés dans des corps relevant uniquement de l’ENA. Son communiqué est responsable, même si les concernés vont encore crier à l’injustice et à l’obsession de l’UNTM au détriment de leurs intérêts. C’est une déclaration de guerre, si je ne m’abuse pas, car l’annulation des arrêtés est exigée par la centrale, qui ne capitule pas devant les faits », signale Moussa Cissé. Selon cet analyste de la vie politique et sociale, « le sentiment d’injustice semble depuis un moment occuper tous les débats liés au rêve et à l’idéal du Mali Kura ». Les deux arrêtés fustigés par la centrale syndicale, poursuit-il, violent les textes d’intégration dans la Fonction publique, surtout le fameux Décret 051, qui empêche toute intégration dans la Fonction publique qui n’est pas issue de la voie des concours. « Le pilier sans lequel rien ne sera atteint demeure la justice sociale. Elle ne devrait pas faire de préférences entre les fils du pays pour des appartenances quelconques. Rien ne peut justifier de tels faits en ces moments précis de la refondation », estime-t-t-il.
La même situation est décriée par le Secrétaire administratif de l’UNTM. « Dans la même Fonction publique, que pour des agents qui ont le même problème on vienne en prioriser certains au détriment d’autres, cela n’est pas normal. Vu que la situation des contractuels qui émargent déjà au budget de l’État était d’actualité. Malgré cela, l’État se permet de prendre des arrêtés pour intégrer d’autres types de contractuels, cela équivaut à une insulte aux autres. Nous souhaitons que l’intégration soit faite pour tout le monde », sollicite M. Bengaly, qui précise que l’UNTM n’est pas « contre les contractuels intégrés mais veut que cela soit fait dans les règles de l’art et que cela ne soit pas sélectif ».
« Favoritisme »
Le deuxième arrêté n°2022-3266/MTFPDS-SG-DNFP-D1-3 du 26 juillet 2022, portant régularisation de situation administrative, comporte également des incohérences estiment les syndicalistes. Il s’agit notamment des cas des anciens détenteurs du diplôme de Licence, qui ne bénéficieraient pas du privilège d’accéder à la catégorie A de la Fonction publique, contrairement aux diplômés de Licence du système LMD.
Se basant sur ces « irrégularités », l’UNTM, qui « n’acceptera jamais pendant la transition le népotisme, le favoritisme, les privilèges qui ont tant assombri le développement de notre pays du fait d’un afflux d’incompétents, de corrompus à la tête des responsabilités dont le pays pouvait se glorifier », exige d’ici la fin du mois d’août, « une annulation pure et simple » des arrêtés.
« Suicidaire pour l’économie du pays »
L’Union nationale des travailleurs du Mali, créée en 1963, est l’organisation syndicale la plus puissante et la plus structurée du pays. Elle regroupe 13 syndicats nationaux et les travailleurs maliens de France. De ce fait, plusieurs observateurs de la vie sociale craignent qu’elle n’aille en grève, d’autant plus que lors de sa première grève sous la transition, en novembre 2020, elle avait occasionné une perte de « plusieurs dizaines de milliards de francs CFA pour l’Etat », estimait alors l’économiste Modibo Mao Makalou.
De même, pour l’analyste Moussa Cissé, « une grève de l’UNTM à l’heure actuelle serait suicidaire pour l’économie du pays. Elle va énormément peser sur le quotidien des Maliens, surtout en cette période de vie chère. Elle pourra causer des tensions sociales de grande envergure et fera monter la grogne sociale dans des secteurs déjà handicapés par l’embargo et la crise économique internationale ». Pour l’éviter, ajoute-t-il, les autorités doivent prendre « le problème et les mises en garde de la centrale très au sérieux en engageant des discussions sincères autour des points de divergence. Les arrêtés qui sont au centre des tensions entre la centrale et le ministère de la Fonction publique doivent faire objet de débats pour que soient engagées les décisions adéquates possibles ».
Pour l’heure, le Secrétaire administratif du regroupement, Yacouba Bengaly, explique qu’il laisse le temps au gouvernement d’apprécier son ultimatum, tout en indiquant que « l’UNTM élabore une stratégie en se basant sur deux conditions : soit l’annulation des arrêtés, soit l’intégration des autres contractuels », annonce-t-il. Les autorités de la transition n’ont pas encore réagi à cette demande de l’UNTM. Et, en dépit de nos nombreuses sollicitations, elles ne nous ont pas non plus répondu.
« Les rivalités syndicales »
Autre crainte avec l’ultimatum de l’UNTM, le spectre du retour des revendications suspendues par les différentes organisations syndicales du pays à cause de l’embargo de la CEDEAO que subissait le Mali.
« La logique qui a prévalu à la suspension des mots d’ordre des syndicats n’est plus d’actualité, à cause du simple fait que l’embargo de la CEDEAO a été levé. En plus de cela, l’État ne montre pas qu’il y a suffisamment un besoin de résilience et de résistance à travers les différentes commissions créées (élaboration de la constitution, suivi des ANR, etc.) et surtout l’augmentation du nombre des membres du CNT. Toutes ces structures sont budgétivores et ne créent pas de ressources. Donc l’UNTM, en tant première centrale, ne fera qu’ouvrir le bal du front social », prévient le sociologue Dr Hamadoun Haïdara.
Et Moussa Cissé d’ajouter : « à l’heure actuelle, il faut craindre tout et s’attendre à tout. Les rivalités syndicales sont vivaces, surtout sous cette transition. Le risque de grèves répétitives est bien réel, mais je pense que de chaque côté l’esprit patriotique va dominer les sentiments réactionnaires des uns et des autres. Pour ce qui concerne, par exemple, l’application de l’article 39, l’État doit convoquer des États généraux de l’Éducation pour définir un nouveau pacte social avec le monde éducatif. Il n’y a aucune refondation possible sans l’École et elle devrait être le premier pilier à être diagnostiqué pour apporter des solutions efficaces. Quand l’école est malade, tous les autres secteurs sont forcément atteints de carences ».
À l’issue du Conseil des ministres du 29 juin dernier, le gouvernement avait annoncé l’organisation d’une Conférence sociale, dont la date n’est toujours pas fixée, pour permettre l’adoption d’un Pacte de stabilité sociale.
Source : Journal du Mali