Dans un entretien à Sputnik, le Dr Soufi analyse les dessous de la tournée africaine du chef d’AFRICOM qui a visité certains pays d’Afrique de l’Ouest, avant de terminer par le Mali et l’Algérie. Pour lui, cette activité est une réplique de ce qui se passe dans l’Indopacifique et en Asie centrale, avec en ligne de mire Pékin, Moscou et Berlin.
Après une tournée africaine l’ayant conduit au Bénin, au Togo, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Mali, le commandant d’AFRICOM (Commandement des États-Unis pour l’Afrique), le général Stephen Townsend, est arrivé lundi 27 septembre à Alger dans le cadre d’une visite officielle. Il a été reçu par le chef d’état-major de l’armée algérienne, le général Saïd Chanegriha, puis par le Président Abdelmadjid Tebboune.
Cette visite intervient alors que le Mali a sollicité les services d’un millier d’instructeurs russes d’une société de sécurité privée pour appuyer son armée. Un accord confirmé samedi 25 septembre par le chef de la diplomatie russe lors d’une déclaration à la presse à l’Onu.
Les États-Unis, la France et d’autres pays européens, dont ceux engagés au Mali dans le cadre de la Task Force Takuba, estiment qu’ »une telle présence déstabilisera davantage le pays » et toute la région sahélo-saharienne.
Qu’est-ce qui se joue au Sahel? Que cherchent à obtenir les États-Unis des pays africains via la mobilisation d’AFRICOM? Quels y sont les enjeux géostratégiques? Le chef d’AFRICOM compte-t-il sur la participation de l’armée algérienne au Sahel, en remplacement des forces françaises?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Dr Abdelkader Soufi, chercheur en géopolitique et politiques de défense. Pour lui, « afin de pouvoir lire la stratégie américaine en Afrique via l’intensification des activités du chef d’AFRICOM dans plusieurs pays du continent, il faut mettre en perspective les nouvelles orientations de la géopolitique des États-Unis en Asie centrale et dans l’Indopacifique. Ceci s’ajoute à la nouvelle donne au Proche-Orient et au Moyen-Orient, mais également à la situation interne des États-Unis, alors que le Président Biden a affirmé envisager de renforcer pour en faire une force de soutien à sa politique étrangère ».
L’Afrique, « un terrain de lutte d’influence »
« Outre la Libye, la sous-région sahélo-saharienne formée par la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Burkina Faso et le Tchad regorge de ressources en hydrocarbures (pétrole et gaz) et minières (or, uranium, diamant) faisant d’elle, tout comme les pays de l’Afrique de l’Ouest, un terrain de lutte d’influences entre les grandes puissances mondiales », assure le Dr Soufi.
Et de préciser qu’il s’agit « des États-Unis, de la Chine, qui voit en l’Afrique un réservoir de matières premières nécessaires à son développement interne et externe dans le cadre de son projet du millénaire de la Route de la soie. Il y a également la France, le Royaume-Uni, mais aussi la Russie qui prend de plus en plus pied en Afrique, l’Inde, Israël et enfin la Turquie, pour ne citer que les États les plus importants ».
Dans le même sens, l’expert estime qu’ »il y a une autre puissance, très peu évoquée dans les médias et qui pèse énormément dans les calculs des stratèges américains: l’Allemagne. Il faut rappeler que depuis 2017, Angela Merkel a mené une politique d’investissement offensive dans les pays du Sahel et déployé environ 1.500 soldats dans le cadre de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Dans le contexte des élections législatives allemandes, tous les pays du Sahel souhaitent un renforcement des relations économiques et politiques avec Berlin, appelant ainsi le successeur attendu de Merkel à poursuivre cette politique ».
Quid de la situation en Afghanistan et dans l’Indopacifique?
Ainsi, dans ce contexte, le spécialiste explique que pour bien mesurer le poids de l’Allemagne dans la politique extérieure américaine, « qui ne diffère pas beaucoup de celle menée par l’administration Trump à l’égard de ce pays, il faut mettre en perspective ce qui se passe en Asie centrale et dans la région indopacifique », rappelant que « lors du sommet de l’Otan en juin 2021 à Bruxelles, la Chine, la Russie et leur alliance ont été désignées comme le danger qui menace les intérêts occidentaux, les États-Unis en tête, partout dans le monde, dont évidement le Sahel, l’Afrique de l’Ouest et le reste du continent en général ».
Les États-Unis se sont retirés d’Afghanistan, « livrant le pays aux talibans* qui en ont repris le contrôle avec une facilité déconcertante en quelques semaines. Les images de la débâcle à Kaboul ont fait le tour du monde », insiste l’interlocuteur de Sputnik, soulignant que « les attentats terroristes ont repris dans le pays, laissant présager une probable contagion vers le Kirghizistan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Pakistan, ce qui pourrait mettre gravement en danger la sécurité nationale de la Russie, limitrophe de ces pays, et de la Chine par une possible arrivée de combattants dans la province autonome du Xinjiang, peuplée par la communauté musulmane ouïghoure ».
Par ailleurs, les États-Unis ont annoncé avec le Royaume-Uni et l’Australie une nouvelle alliance militaire baptisée AUKUS, « assénant dans son sillage un coup dur à la France qui a vu s’envoler un contrat à 90 milliards de dollars pour la construction de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle, conclu en 2016 avec Cambera, qui seront remplacés par huit sous-marins à propulsion nucléaire », ajoute-t-il. « Ils seront construits dans le cadre d’une coopération américano-britannique. Il est évident que cette alliance vise la Chine, qui n’a pas tardé à la dénoncer, y voyant une menace autour de l’île de Taïwan ».
Une telle entente « est perçue comme un danger mortel »
Dans cette affaire, « la France, puissance indopacifique grâce à ses territoires dans la région, l’Union européenne et l’Otan ont été reléguées au statut d’alliées secondaires sans grande importance pour les Américains », soutient le Dr Soufi, constatant que « cela n’a pas été le cas de l’Allemagne qui s’en est le mieux sortie. En effet, elle s’est vue attribuée un rôle important dans l’espionnage et les télécommunications dans le cadre d’une coopération avec l’Australie, le Canada, la Nouvelle Zélande, le Japon et le Royaume-Uni dans la région ».
Et de s’interroger: « Pourquoi la France, puissance militaire de surcroît nucléaire, a-t-elle été écartée alors que l’Allemagne, qui n’a pas une grande armée depuis 1945, a eu un rôle, bien que mineur et probablement éphémère? ». La raison résiderait dans le fait que « l’Allemagne, qui mise sur l’hydrogène liquide vert comme carburant pour son économie, a conclu d’importants accords avec la Chine pour lancer sa production en Mongolie-Intérieure à partir du solaire et de l’éolien. Ceci dans un contexte où l’entreprise italienne Enel cherche à faire la même chose en Russie. L’Allemagne, qui a refusé le diktat américain concernant les relations avec la Chine, coopère stratégiquement avec la Russie, notamment concernant le gaz via le gazoduc Nord Stream II que les Américains tentent de saboter par tous les moyens ».
Dans ce sens, l’expert considère que « les Anglo-saxons voient en cette possible entente Chine-Russie-Allemagne un danger mortel à leur empire maritime, soit quasiment le même jeu ayant précédé la Première Guerre mondiale, dans l’affaire du sabotage de la ligne ferroviaire Berlin-Bagdad qui aurait pu faire de l’Allemagne une puissance eurasiatique. Cette entente pourrait devenir encore plus mortelle si elle venait à être rejointe par l’Iran et le Pakistan, qui viennent d’intégrer l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ».
En conclusion
Enfin, Abdelkader Soufi juge que « les États-Unis, qui vivent une crise interne existentielle, ne pourront probablement pas se défaire de leur politique interventionniste dans le monde qui leur permet de continuer à cimenter le front intérieur. C’est dans ce cadre qu’ils ont fait de la Chine et de la Russie les cibles d’une nouvelle guerre froide. Dans ce contexte, le Maghreb, le Sahel, l’Afrique de l’Ouest et tout le continent sont également ciblés par les États-Unis qui cherchent à priver la Chine des matières premières, à empêcher la Russie de revenir en Afrique et à y limiter l’influence de l’Allemagne, tout en tentant de saboter sa coopération avec Pékin ».
« Berlin a probablement vu dans le retrait français un danger pour ses soldats qui affronteront les hordes terroristes qui se renforcent avec l’arrivée de combattants de Syrie et des mercenaires activant en Libye, bien qu’officiellement c’est l’éventuel accord entre le Mali et Wagner qui est évoqué pour justifier le retrait éventuel de ses soldats », avance-t-il. Et de conclure: « ceci intervient dans le contexte de la présidentielle française où Macron n’a pas le droit à l’erreur. Dans ce contexte, le chef d’AFRICOM chercherait à convaincre l’Algérie d’envoyer des soldats au Sahel, chose qu’il n’est pas prêt d’obtenir des autorités du pays ».
Kamal Louadj