Aisha calcule. «346 moins 15… 331!» Cela fait 331 jours, qu’Aisha se rend tous les après-midi à Unity Fountain, un parc au centre d’Abuja. Avec la trentaine de survivants du mouvement Bring Back Our Girls, elle réclame la libération des jeunes filles de Chibok, kidnappées l’année dernière par la secte islamiste de Boko Haram. La mère de famille a même raté la cérémonie de graduation de son fils, envoyé à l’université en Grande-Bretagne. «Plus de vacances, plus de déplacements, mon devoir c’est d’être ici. Ces lycéennes, ce sont un peu mes filles, mes sœurs. Elles auraient pu être moi»,explique Aisha, vêtue d’un long hijab, à l’ombre d’un arbre. «Comment pourrais-je rester assise chez moi, et avoir la conscience tranquille?»L’année dernière, le mouvement Bring Back Our Girls («ramenez-nous nos filles») avait mobilisé le monde entier sur le sort des 219 «lycéennes de Chibok». Depuis, le hashtag #BBOG a quasiment disparu des fils Twitter. Les lycéennes, elles, sont toujours introuvables et ont été probablement mariées à des combattants de Boko Haram.

D’autres kidnappings plus massifs encore, d’autres tueries, d’autres massacres, toujours plus atroces et sanglants, ont fait la une de journaux depuis. Mais Aisha et ses collègues n’abandonneront jamais. Le kidnapping de Chibok est devenu un symbole. Celui, enfin, d’un peuple nigérian –chrétien ou musulman, riche ou pauvre, éduqué ou non– qui se soulève ensemble pour demander des comptes au gouvernement. Pendant six ans, le président Goodluck Jonathan a prouvé son indifférence pour lutter contre l’insurrection terroriste qui hante le nord du Nigeria. Et Boko Haram s’est répandu à travers le territoire comme un cancer, dans une indifférence quasi générale.

«AU NOM DE TOUTES LES FEMMES»

Dans la capitale, Abuja, à l’entrée de chaque centre commercial, de chaque lieu de prières, de chaque grand hôtel, des agents de sécurité vérifient que les passants ne sont pas des bombes humaines. Dans l’Etat du Borno, à l’extrême nord-est du pays, les villages sont décimés, abandonnés, calcinés. Mais il aura fallu attendre la dernière ligne droite de la campagne électorale, et les attaques répétées de son adversaire politique, pour que le président Goodluck Jonathan décide enfin d’agir, en déployant massivement l’armée et en autorisant une intervention militaire régionale sur son territoire. Les campagnes de communication sur les exploits contre les insurgés passent en boucle à la télévision depuis deux semaines.

«Nous ne sommes pas dupes, martèle Aisha. On ne réglera pas cette guerre en six semaines.» Aisha s’est habillée d’un long voile qui la recouvre des pieds à la tête, mais elle a toujours été rebelle. Elle déteste autant la radicalisation de l’islam que l’incapacité de son gouvernement à l’empêcher. Petite, déjà, elle osait répondre à son père, lorsqu’elle se sentait victime d’une injustice. Elle ne s’est jamais excusée «par politesse», face aux hommes. «Je ne suis pas là seulement pour les filles de Chibok, je suis là au nom de toutes les femmes qui ont moins de droit que les hommes, pour celles qui n’ont pas accès à l’accès à l’éducation et qui n’osent pas avoir de rêves.» Lorsque Boko Haram a prêté allégeance à l’Etat islamique, le mois dernier, son fils lui a envoyé un texto de Londres. Il s’inquiétait pour elle, pour son pays. Elle a répondu: «On continue le combat. On tient bon.»

Sophie BOUILLON (Envoyée spéciale à Abuja)
Source: liberation.fr