Le procès de l’assassinat de Thomas Sankara, président burkinabé tué en 1987, se poursuit à Ouagadougou. Voici le premier volet d’une série de trois articles sur l’héritage du révolutionnaire africain
A la barre, les témoins se succèdent pour élucider une bonne fois pour toutes les circonstances de l’assassinat de l’ancien président burkinabé Thomas Sankara. Le 15 octobre 1987, le chef d’Etat préside une réunion en jogging, le jeudi ayant été érigé en journée du sport. Un commando fait irruption dans le bâtiment. Le révolutionnaire de 37 ans est abattu ainsi que 12 de ses collaborateurs et gardes du corps. Une chape de plomb tombe alors sur le Burkina Faso, le pays des hommes intègres, comme l’a rebaptisé Thomas Sankara après sa prise de pouvoir quatre ans plus tôt.
La brièveté de cette expérience politique inédite en Afrique est l’une des explications de l’aura qui entoure toujours le capitaine. «Il y avait une énorme fierté nationale. Le Burkina Faso n’avait jamais connu cela», analyse Jean-Pierre Jacob, anthropologue et professeur honoraire à l’Institut des hautes études internationales et de développement à Genève. L’influence du jeune président, qui aurait aujourd’hui 72 ans, pas davantage que de nombreux chefs d’Etat du continent, dépasse de loin le Burkina Faso. Il tenait tête aux pays occidentaux, critiquant la dette ou la politique de la France en Afrique.
«L’exigence» sankariste
La popularité du révolutionnaire burkinabé perdure d’autant plus qu’il n’a pas trouvé d’héritiers à la tête des pays africains. «La révolution sankariste était très exigeante, avance Jean-Pierre Jacob. Thomas Sankara voulait créer un homme nouveau. Son modèle, c’était lui-même. Mais tout le monde n’avait pas son austérité et sa discipline. C’était une figure quasi christique, bien difficile à imiter.»
Le chercheur rappelle que Thomas Sankara demandait à ses collaborateurs de ne pas avoir de maîtresse. Entretenir deux familles incitait, selon lui, à la corruption. Une exigence qui faisait grincer des dents parmi les autres révolutionnaires. «Après quatre ans, il y avait dans la population, une certaine lassitude des mobilisations populaires permanentes, pour nettoyer les rues, faire du sport de masse ou apporter son soutien au régime», dit-il.
Selon Jean-Pierre Jacob, «les Burkinabés étaient également fatigués par l’exaltation constante de l’esprit de sacrifice, illustrée notamment par le slogan «La patrie ou la mort, nous vaincrons!», la stigmatisation des ennemis du peuple ou les critiques virulentes adressées aux chefferies traditionnelles ou aux syndicats. Pour Thomas Sankara, les militaires étaient des civils en uniforme et les civils des militaires en permission. Je ne suis pas sûr que les adeptes de Thomas Sankara seraient aujourd’hui capables d’adopter un programme aussi martial», interroge le professeur.
«Thomas Sankara n’appartient à personne. Il est difficile de retrouver ses actes et ses sacrifices», convient Boni Seydou, membre de la coordination nationale du Balai citoyen. Ce mouvement citoyen se revendique de l’héritage de l’ancien président. En 2014, par ses manifestations, il a contribué à la chute du président Blaise Compaoré, l’ancien compagnon d’armes de Thomas Sankara qui lui avait succédé, refermant brutalement la parenthèse sankariste. Réfugié en Côte d’Ivoire, le chef d’Etat déchu était le principal bénéficiaire du coup d’Etat de 1987. Mais il n’est pas là pour répondre aux questions du tribunal.
Boni Seydou est trop jeune pour avoir connu la période sankariste. Mais cette expérience politique continue d’inspirer le Balai citoyen et d’autres mouvements de la société civile africaine et bien au-delà. «Thomas Sankara a redonné aux Burkinabés leur dignité. Nous pouvons tout bâtir de nos mains. Nous aussi avons le droit de rêver grand», proclame-t-il. Sur le continent, peu de chefs d’Etat trouvent grâce à ses yeux.
L’héritier politique le plus souvent cité est Paul Kagame, qui a redressé de façon spectaculaire le Rwanda après le génocide en 1994. Le professeur Jean-Pierre Jacob voit des similitudes entre la doctrine de l’ancien leader burkinabé et «le despotisme éclairé» de Paul Kagame. Dans ses discours, le président rwandais ne mentionne pourtant jamais Thomas Sankara. La seule fois où le maître de Kigali l’aurait évoqué, c’était devant des journalistes africains en 2017. Pour dire que Sankara avait été «naïf» de ne pas neutraliser les conjurés.
«Seul au milieu de la fournaise»
Le doute subsiste encore sur les commanditaires des assassinats du 15 octobre 1987. Qui savait quoi? Depuis l’ouverture du procès fleuve de Ouagadougou fin octobre, seul un tiers de la centaine de témoins s’est exprimé. Le procès n’est pas retransmis à la télévision mais les Burkinabés suivent autant que possible les comptes rendus des débats, assure Boni Seydou: «Thomas Sankara était finalement assez seul au milieu de la fournaise. Certains prévenus se murent dans le silence, d’autres veulent se libérer. C’est un procès pour l’Histoire. Il nous faut comprendre ce qu’il s’est exactement passé pour avancer.»
En dehors de la salle d’audience, les défis du Burkina Faso ne manquent pas. Le pays est en guerre contre les groupes djihadistes et le développement reste un mirage. «Nos gouvernants invoquent à tour de bras Thomas Sankara, mais aucun d’entre eux n’est à la hauteur des actes du capitaine. C’est le jour et la nuit», dénonce Boni Seydou, citant les voitures de luxe des ministres, alors que Sankara se faisait en point d’honneur à rouler en Renault. «L’intégrité et la rigueur se sont perdues», dit-il.
Source: letemps