« Ces conflits communautaires sont du terrorisme intégré dans le tissu social », explique le Représentant spécial de la CEDEAO au Mali, l’Ambassadeur Chéaka Aboudou Touré, dans cet entretien exclusif. Réputé très alerte sur les questions sécuritaires et de gestion des conflits, l’ancien chef de la diplomatie togolaise parle d’une «mutation du terrorisme passant d’un phénomène exogène à un phénomène endogène exigeant que les premières responsabilités soient portées par les communautés… ».
Quelle analyse faites des conflits intra-communautaires de ces derniers jours ?
C’est un phénomène qui devient plus régional, parce qu’au regard des choses, vous avez des pays tels que le Mali, le Niger, le Burkina-Faso, le Nigeria, même le Ghana qui connaissent ce genre de conflits intercommunautaires. Cette forme de conflits est en réalité une mutation de ce qui s’est passé ici en 2012. En cette période, nous avions un phénomène purement qualifié de terroriste avec effectivement une horde de groupes venus d’ailleurs et qui ont occupé les zones septentrionales du Mali. Tout le monde a lié cela à la dégradation de la situation en Libye avec sa connexion au phénomène d’Al-Qaïda. Et donc en 2012, il était plus facile de savoir que nous avions à faire à des groupes exogènes, qui ont envahi le nord du Mali pour un certain nombre des raisons qui n’ont rien à voir avec des conflits d’ordre politiques…
Le travail salutaire de la CEDEAO ?
La communauté internationale s’est mobilisée, à l’initiative de la CEDEAO, surtout à travers la résolution 2056 du Conseil de la sécurité, qui a battu pour la première fois un consensus planétaire autour du Mali pour pouvoir l’aider à faire face à cette crise. Cette mobilisation a débouché sur cette coalition franco-africaine qui a permis de détruire pratiquement 95% des bases opérationnelles de ce terrorisme international. On se rappelle que c’est à travers de l’Accord de Ouagadougou que la CEDEAO a réussi à organiser des élections qui ont permis de restaurer l’ordre constitutionnel intégral, de mettre en place de nouvelles autorités, de nouvelles légitimités qui devaient tout simplement consolider la situation de paix, même si elle était relative, mais qui était qu’en même réelle où les capacités opérationnelles de ces groupes terroristes étaient pratiquement anéanties.
« Intégrer le terrorisme dans le tissu social »
Cependant, ce que nous avons oublié, est qu’il y a eu des cellules dormantes qui, faute d’une gestion sécuritaire appropriée, ont eu le temps de se construire, de se reconstituer. Et elles se sont intégrées dans la nouvelle mutation du terrorisme international, où l’avènement de l’Etat islamique a fait en sorte qu’Al-Qaïda n’était plus le seul opérateur. Cette guerre d’influence entre l’Etat islamique et Al-Qaida a amené le terrorisme international, qui a changé de stratégie en se disant qu’affronter directement les forces qui sont pour la paix, était plus difficile pour lui. De ce fait, les terroristes ont imaginé comment intégrer le terrorisme dans le tissu social des milieux où ils veulent opérer. On pensait que tous ces groupes sont anéantis, mais ils ont commencé à chercher des alliances à travers les pays occupés, à partir des groupes endogènes. On peut citer des exemples des Amadou Kouffa au Mali, qui sont devenus des sous-traitants et finalement au lieu d’affronter directement la communauté internationale, qui lutte contre le terrorisme, ils ont infusé les germes du terrorisme même dans le tissu social des sociétés occupées. En ce moment, les sous-traitants locaux ont tout simplement pris la relève et étant au niveau local, ils rendaient plus difficile la lutte contre le péril terroriste parce qu’il était plus facile de larguer des bombes sur des base externes qu’en zones habitées.
Le terrorisme s’est donc mué en violences communautaires ?
Nous sommes ainsi passés d’un phénomène purement externe à un phénomène endogène et à partir de ce moment, la stratégie de lutte devient plus compliquée. En face, nous avons des sociétés menacées et qui sont en même temps porteuses de germes terroristes. Donc, tous ces groupes, qui sont des sous-traitants du terrorisme international, continuent d’agir au nom d’Al-Qaïda, d’Etat islamique et ils sont allés à la conviction que face à la communauté internationale, il est bon pour eux de procéder à des alliances beaucoup plus larges. C’est ce qui a amené fortuitement à ce que le MUJAO, qui était radicalement opposé à Al-Qaïda et aux Mourabitounes de Bel Moctar, se retrouve dans une alliance appelée le Groupe pour la défense de l’islam et des musulmans. Donc, ils ont reformé une nouvelle alliance de telle sorte que les sous-traitants se sont trouvés renforcés au point d’étendre leur champ d’actions, qui a quitté l’épicentre du nord du Mali pour ensuite s’étendre sur le Burkina Faso. Ce sont ces contradictions entre les germes endogènes du terrorisme face aux difficultés de vie quotidienne des populations qui, en quelque sorte, génèrent une forme de contamination des conflits. Pouvant se résoudre d’une manière pacifique, ces conflits ont pris des formes plus violentes.
Le malheur est qu’au niveau du Mali, malgré l’action qui avait été menée en 2012 pour détruire le terrorisme, des contingences du processus nous a conduits à un système où finalement l’Etat lui-même s’est totalement désengagé de ces zones. L’Etat n’étant pas sur place pour rendre un certain nombre de services minimums, ces groupes ont compris qu’en fournissant à des populations des services non rendus par l’Etat, ils se trouvent une nécessité pour ces populations. En remplaçant l’Etat dans son rôle régalien, ils deviennent la force protectrice dont ont besoin les populations. Et les conflits qui naissent prennent un caractère particulier où, finalement, l’usage de la terreur permet d’agir. Mais ce qu’il faut craindre aujourd’hui, c’est qu’en épousant les mêmes formes d’actions que le terrorisme, finalement, on finît par avoir des difficultés à identifier entre une action terroriste et une action purement conflictuelle.
Qui du grand banditisme ?
Le grand banditisme qui est né dans ce vacuum finit aussi par renforcer la confusion, dans la mesure où on se demande à quel moment on peut dire simplement que c’est un acte de banditisme ou un conflit intercommunautaire, ou un conflit commandité par des terroristes. Le résultat aujourd’hui est qu’à chaque acte posé, il y a immédiatement des risques élevés de déflagrations intercommunautaires. Mais en dessous, c’est le terroriste international sous sa forme actuelle, endogène, qui continue d’agir. Et voilà pourquoi cela devient plus compliqué, parce que les populations finissent par être plus responsables à la fois de l’insécurité et celle-ci diminue leur capacité de responsabilité en faveur de l’instauration de la paix. Si non comment comprendre que dans des zones aussi désertiques, dans des villages où une présence étrangère est facilement identifiable, qu’on puisse vous dire que des groupes à moto puissent se déplacer en champ découvert, sans être perçus à temps, viennent attaquer et disparaissent sans qu’on sache où ils sont passés…
Donc, cette complexité contextuelle du terrorisme international devient finalement un enjeu extrêmement important et face à une telle sorte situation, on doit se rendre compte que la façon dont on a lutté contre le terrorisme en 2012 n’est plus opérationnelle. Malheureusement, la solution proposée aujourd’hui est calquée sur la force militaire comme solution au terrorisme qui est devenu plutôt endogène.
Quelle solution propose alors la CEDEAO ?
La question n’est pas ce que la CEDEAO peut proposer, car le problème est devenu plus global. Et, en tant que représentant de la CEDEAO, je dirai que la CEDEAO a une responsabilité particulière et historique d’avoir pris en charge la crise au Mali, du moins de 2012 en fin 2013. Parce qu’en 2013 lorsque des élections ont été organisées et que des autorités ont été mises en place, la CEDEAO n’avait plus de prérogatives. Elles ont été transmises aux autorités légitimes du pays retrouvant toute sa souveraineté.
Donc la question aujourd’hui posée à l’endroit de la CEDEAO peut être légitime, mais elle est déplacée parce que c’est d’abord une responsabilité au niveau des autorités nationales. Ce que nous constatons, si l’action de la CEDEAO était régionale et qui a pu apporter certaines solutions, on doit se rendre compte qu’aujourd’hui, face à la réalité qu’aucun Etat seul ne peut vaincre le terrorisme, il faut une action régionale. Là, on se rendre compte que c’est tout un autre processus mis en place pour retrouver le caractère régional hors CEDEAO… on s’est rendu compte qu’il y a eu plusieurs initiatives qui se justifient, car face à un tel phénomène il faut trouver des solutions. Mais certaines initiatives régionales ayant cassé la dynamique de la région perçue par la CEDEAO, ont vu le jour. Comme Boko Haram a appelé la force multinationale autour du Bassin du Lac Tchad, au niveau du Sahel, il y a eu l’initiative du G5 Sahel. Ce qui, dans une certaine manière, marginalise la CEDEAO dans la dynamique de gestion de cette lutte contre le terrorisme devenu endogène.
Mais, on se rend compte que les groupes terroristes ont compris qu’en s’unissant et en formant une alliance beaucoup plus large, cela va leur donner un avantage pour leur dessein et toutes les solutions apportées seront pour eux des micro-initiatives.
« L’action militaire n’est pas la solution idéale…»
Ce qu’il y a lieu de faire, est de comprendre d’abord que l’action militaire n’est pas la solution idéale quand bien même, elle paraît inévitable, mais elle nécessite de reposer sur une base beaucoup plus cognatique, plus large et intégré. Que des solutions proposées aujourd’hui sont des initiatives louables, mais qui ont tendance à casser la dynamique régionale qui était même à la base de la victoire sur le terrorisme.
Toutes les données ont changé, la nature du terrorisme a changé, le mode opératoire ainsi que le cadre opérationnel. Lorsque vous interpellez la CEDEAO. Nous on ne peut que constater aujourd’hui que la CEDEAO n’est pas intimement associée aux initiatives qui se passent dans son espace vital. Puisque, lorsqu’on parle du G5 Sahel, il ne faut pas oublier qu’il y a le Mali, le Burkina Faso, le Niger qui sont des pays de la CEDEAO. Dans une certaine mesure, la Mauritanie, en association avec la CEDEAO, qui peut être considérée comme une partie d’elle. Donc cela fait au moins 4 sur 5 pays de la CEDEAO qui sont mobilisés mais hors CEDEAO. Peut-être que le temps est venu de voir, tout en maintenant sa disposition, comment les agencer dans une logique pour que ses initiatives puissent s’intégrer dans une stratégie véritablement régionale. Il ne reste qu’à bénéficier du support des autres pays qui sont dans la CEDEAO directement intéressés, même s’ils ne sont pas directement concernés. Puisqu’en étant intéressés, ils peuvent apportés une solution logistique plus efficace au niveau du G5 Sahel et du Bassin de Lac Tchad. C’est cette nouvelle reconfiguration à la fois stratégique et tactique qui pourrait peut-être renforcer le caractère holistique de cette lutte contre le terrorisme, qui dépasse le simple fait du Mali, du Burkina, de la CEDEAO pour finalement devenir un enjeu international comme le dit le plus souvent le chef de l’Etat du Mali : « Le Mali est d’une digue, si elle se rompt, les conséquences du terrorisme vont aller plus loin ». Il ne le dit par plaisir, mais c’est la réalité. Donc pour nous il faut une base logistique plus large pour lutter contre le terrorisme et de manière plus efficace.
Quel appel aux autorités et aux populations ?
La mutation du terrorisme aujourd’hui passant de phénomène exogène à un phénomène endogène implique que les premières responsabilités sont portées par les communautés, la première responsabilité de lutter contre le terrorisme doit concerner d’abord les communautés. Le premier rempart de lutte contre le terrorisme doit être les communautés. Or, aujourd’hui tous les dispositifs qui sont mis en place ne font pas des communautés des interlocuteurs ni dans la conception des stratégies, ni dans la conception des politiques, ni dans le programme de lutte contre le terrorisme. Dès lors que ce terrorisme a tendance à s’étendre, il faut faire en sorte que des communautés régionales puissent aussi être interpellées et se sentir directement concernées. A la limite c’est au niveau des régions plus grandes de définir des stratégies pour que des dispositifs tactiques puissent être dédiés à la lutte contre le terrorisme, mais faisant d’une stratégie régionale intégrée. Mais si on reste dans le schéma actuel où nous avons d’un côté Barkhane, qui est une force exogène quel qu’en soient les bonnes intentions, il n’est pas concevable qu’on puisse reposer la lutte contre le terrorisme en Afrique sur des forces purement exogènes, cela n’est pas possible. Il faut que l’Afrique se prenne en main et pour qu’elle puisse le faire, il faut que l’Union Africaine soit intéressée. Celle-là ne peut agir qu’à travers les organisations régionales qui sont des composantes de cette Union Africaine.
Entretien réalisé par Bruno D SEGBEDJI & Lamine BAGAYOGO (stagiaire)
La rédaction