Elle a accompagné, avec grâce, la dissolution d’un empire ; il entend, par la guerre, en reconstituer un. Elle s’est efforcée de maintenir une aimable communauté avec les pays qui s’émancipaient de la tutelle de Londres ; il s’attache à semer la peur et le malheur dans un « étranger proche » que l’histoire et la géographie condamneraient à vivre sous la botte de Moscou.
On enterre Elizabeth II, Vladimir Poutine fait la guerre en Ukraine. Sans doute y a-t-il quelque incongruité à juxtaposer ces deux noms, mais l’actualité procède souvent à d’étranges télescopages. Poutine a adressé une lettre de « profondes condoléances » au roi Charles III. On imagine le président russe contrarié par le recul de ses troupes devant la contre-offensive ukrainienne. Il n’a pas eu le temps de s’interroger sur la vie de celle qui fut la dernière souveraine de l’empire britannique. Ce qui est dommage.
Née en 1926, quand le Royaume-Uni gouverne encore un quart de la masse terrestre, Elizabeth, devenue reine en 1952, assure un moment de bouleversement fondamental dans l’histoire britannique : l’abandon de l’espace colonial, le repli sur les frontières du pays. Amorcé au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le mouvement s’achève à la fin des années 1960. Reine d’une « monarchie complètement parlementaire », comme l’écrit le site Le Grand Continent, Elizabeth ne gouverne pas : elle est la voix de la majorité politique de l’heure.
Elle imprime pourtant sa marque. « Il lui est revenu d’être la souveraine qui va superviser cette transition finale d’un empire à une puissance postimpériale », écrit Gideon Rachman dans le Financial Times du 9 septembre. « Et elle a prouvé que la fin d’un empire pouvait être affaire de réconciliation et non de revanchisme », ajoute-t-il.
Histoire heureuse
Des drames, il y eut, des tragédies (la séparation de l’Inde et du Pakistan), des répressions atroces (celle de l’insurrection des Mau-Mau au Kenya), des humiliations (à Suez, en Egypte). Mais il y eut aussi, entre Londres et ses anciennes colonies, la naissance d’une communauté originale – le Commonwealth. La reine Elizabeth y était attachée. Exerçant une lointaine et symbolique tutelle sur les ex-membres de l’empire, elle a cultivé des liens privilégiés avec eux, faits d’intérêts économiques, militaires et culturels partagés – ces derniers incarnés dans quelques solides piliers : l’anglais, le cricket et le polo (du sérieux). Passé de puissance mondiale à puissance européenne, le royaume s’est épanoui, libéré, enrichi. Il a maintenu sa place parmi les principales économies de la planète. L’abandon de l’empire a sans doute été l’une des conditions de cette histoire heureuse.
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