A quelques jours de la tenue des élections législatives, le président Ibrahim Boubacar Kéita, pour donner un coup de main à son parti ou par conviction personnelle, a décidé brusquement d’honorer sa promesse de campagne électorale : lutter contre l’injustice, l’impunité et la corruption. Nul n’est au dessus de la loi, avait-il clamé, alors, et beaucoup ne l’avaient pas cru. Et IBK frappa à deux reprises, dans des milieux que tous croyaient inattaquables : la grande muette et la famille judiciaire. Le général Amadou Haya Sanogo est arrêté et inculpé, non pas pour avoir dirigé le coup d’Etat qui a fait tomber Amadou Toumani Touré mais parce qu’il est accusé d’avoir sévi brutalement après avoir été l’objet d’un contre coup d’Etat. Après lui, des magistrats et auxiliaires de justice sont arrêtés et inculpés, soupçonnés de concussion et de corruption, faux et usage de faux.
Dans les deux cas, des agitateurs sont sortis pour protester contre ces arrestations, mais la sortie la plus remarquable est celle de la famille judiciaire. Mercredi dernier, ses syndicats, SAM (Syndicat autonome de la magistrature) en tête, sont sortis, en assemblée générale, pour dégager une ligne de conduite afin d’obtenir la libération de leurs compagnons qui seraient mouillés jusqu’à la barbe. Ainsi, pour les syndicalistes judiciaires, en prison, leurs camarades n’auraient pas droit aux visites de n’importe qui, qu’ils seraient incarcérés dans des conditions inacceptables. Il est temps donc, décrètent-ils, que les règles de la séparation des pouvoirs soient respectées au Mali.
Il aurait fallu donc que ce pays achève sa vingt-deuxième année de processus démocratique pour que la famille judiciaire se rappelle enfin qu’elle est un pouvoir à part, qui doit être autonome et, surtout, indépendante de tout. Pendant vingt-deux ans, la presse et les associations de défense des droits de l’homme, dirigées généralement par des juristes, n’ont eu de cesse de dénoncer l’inféodation du judiciaire à l’exécutif, au grand dam et au détriment des usagers de la justice. Depuis toutes années, on a eu cesse de leur dire que les conditions de détention dans lesquelles eux-mêmes envoient quelques malheureux étaient terribles. Avaient-ils seulement songé un jour à poursuivre l’Etat parce que des prisonniers étaient maltraités par des geôliers ? Non ! Aujourd’hui, c’est à leur tour de goûter enfin à la misère d’une détention.
Ah, la vache !
A les entendre, ces détentions de leurs petits camarades seraient arbitraires. Ils savent de quoi ils parlent puisque certains d’entre eux ont certainement eu l’occasion d’envoyer en taule de pauvres innocents à la place de riches coupables. Alors ministre de la justice, l’avocate Fanta Sylla ne s’est pas privée de leur rappeler que le magistrat malien, en général, est indépendant de tout sauf de l’argent. Non pas de l’argent qu’ils gagnent proprement, le gouvernement ayant décidé depuis longtemps de leur accorder un traitement financier et matériel assez consistant pour qu’ils ne se rabaissent pas à tomber dans les magouilles, mais de l’argent sale. Cet argent qu’on leur offre délictueusement afin qu’ils se payent quelques pots de vin ou de champagne, cet argent ‘’grâce’’ auquel la vérité est transformée en mensonge, et l’innocent en coupable. Difficile dans ce cas de ne pas avoir recours à la ‘’présomption de culpabilité’’ même si les magistrats préfèrent les espèces sonnantes et trébuchantes aux vaches. Car les vaches, c’est aussi et surtout de l’argent liquide à court terme et une valeur refuge à moyen terme. C’est certainement ce que les plaignants, aussi vaches que leurs bêtes, ont compris en décidant de saisir la justice.
Les syndicalistes de la famille judiciaire se proposent d’aller en grève illimitée jusqu’à la libération de leurs collègues et à la reconnaissance de la présomption d’innocence.
D’abord, c’est oublier que, conformément aux procédures concernant les magistrats au dessus de la loi, le conseil suprême de la magistrature avait été saisie du dossier bien avant l’ouverture d’une information judiciaire contre ses présumés indélicats magistrats et auxiliaires de justice, que des membres de ce conseil sont des magistrats chevronnés, qu’il est présidé par le président de la République qui a promis au peuple de lutter contre l’impunité et que le peuple va contraindre à tenir parole. Ensuite, c’est oublier que ce sont des magistrats qui vont instruire cette affaire, et qu’ils savent que la présomption d’innocence existe et qu’ils ne doivent pas la perdre de vue jusqu’à ce que la culpabilité de leurs ‘’clients’’ soit établie de manière irréfutable, ce qui ne serait pas difficile vue que les vaches constituent les meilleurs témoins à décharge. Quant à cette grève illimitée, qui croira que des magistrats la respecteront, eux qui ne reçoivent les dessous ou dessus de table que dans la discrétion et l’intimité protectrice de leur bureau ? Vivant du jour au jour, ces magistrats ne tarderont pas à mettre fin au mot d’ordre, au cas où ils se résignaient à aller en grève.
Et si par extraordinaire ils se décidaient quand même à plonger, le gouvernement devrait prendre toutes ses responsabilités en les remplaçant par les nombreux jeunes magistrats en attente d’affectation.
Qui SAM le vent, récolte la tempête.
Cheick TANDINA