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Regard sur la place du Bambara dans le paysage linguistique malien

A vocation officielle ou véhiculaire, que sais-je ? Abdoulaye Oumar TRAORE, Sociolinguiste jette son regard sur du Bambara dans le paysage linguistique malien.

1- L’aire d’expansion du Bambara

Le bambara véhiculaire du Mali est une langue appartenant au groupe des langues mandingues, comprenant principalement, outre le bambara, le dioula en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso, le mandingo au Sénégal et en Gambie ou le marina en Guinée. Ces différentes variétés linguistiques présentent ce que les spécialistes appellent « un continuum linguistique », c’est-à-dire que mêmes les variantes les plus éloignées restent mutuellement intelligibles et qu’il n’y a pas de limites géographiques claires entre chaque dialecte identifié.

Au final, le bambara est une langue très utilisée comme langue véhiculaire et commerciale en Afrique de l’Ouest avec ses différentes variétés précitées. Il est également parlé en Europe, notamment en France où vivent de nombreux émigrés maliens et où il est enseigné à L’INALCO et à l’Ecole Normale Supérieure de Paris.

Delafosse ne remarquait-il pas que, depuis 1929, le mandingue dont le bambara est l’une des variantes immédiates, était devenu la langue de la communication de l’Afrique de l’Ouest ?

« Pour des raisons d’ordre historique, politique, économique, administratif et militaire, la langue mandingue est arrivée à occuper, parmi les multiples idiomes de l’Afrique de l’Ouest, une situation notoirement prépondérante, d’autant plus solide qu’elle a commencé à s’établir dès le moyen-âge et qu’elle ne cesse de se développer et de s’affermir de nos jours » (INALCO, 1929, p. 19).

Cette langue, propre autrefois à l’ethnie bambara, s’est imposée comme langue véhiculaire du pays depuis les XVIIème et XVIIIème siècle, sous l’apogée des royaumes bambara de Ségou, de Kaarta et de Wassoulou (villes du centre et du sud du Mali). Utilisée comme langue de l’administration royale et principale langue commerciale, le prestige social d’un individu était lié à sa compréhension. Ainsi elle s’est répandue en dehors de son aire ethnique (centre-Sud), dans un premier temps, et a dépassé aujourd’hui son aire géographique.

Bien que le Mali compte une vingtaine de langues dont treize légitimées par la politique linguistique du pays, toutes les villes maliennes sont aujourd’hui bambaraphones. Même les rares villages restés linguistiquement homogènes sont en passe de devenir bilingues aujourd’hui, le bambara devenant une deuxième langue pour eux, grâce au phénomène récurrent de l’exode rural. Les jeunes ruraux cherchent à s’approprier cette langue, condition sine qua non, ou sorte de feuille de route pour s’exiler vers les centres urbains.

Quant au français, il est présent au Mali depuis 1886, date d’ouverture de la première école soudanaise à Kayes sous le titre caractéristique d’Ecole des Otages. Jusqu’à nos jours, il est utilisé non seulement comme objet d’enseignement, mais aussi comme medium d’enseignement, c’est-à-dire que c’est une langue pour enseigner les autres disciplines.

Langue « Répandu(e) depuis le Maroc jusqu’aux Seychelles et au-delà, en passant par toute l’Afrique occidentale et centrale » (Pédagogie pratique pour l’Afrique, Enseignement du Français, p. 19.), sa collocation avec le bambara a donné au cours du siècle une situation linguistique ou sociolinguistique variée qui a suscité certes de nombreuses réflexions, mais loin d’être épuisées.

 2-Le départ d’un bilinguisme institutionnel et formel

Le Mali, à son accession à l’indépendance, comme beaucoup d’Etats africains, a élaboré une politique linguistique en deux volets. Le premier va concerner l’adoption de la langue du colonisateur au statut de « langue d’expression officielle ». Cette politique des langues au Mali est émise depuis 1960 et reprise dans la constitution de 1992 en son article 25. Le second volet concerne les langues dites nationales et leur promotion dans le système éducatif.

Article 25

1) Le français est la langue d’expression officielle.

2) La loi fixe les modalités de promotion et d’officialisation des langues nationales.

Il faut donc attendre le décret 159 PG-RM du 19 juillet 1982 pour voir une realpolitik qui liste et définit les langues nationales. On entend par langue nationale une langue endogène qui a reçu un statut, qui assume certaines fonctions (dans les médias et dans l’éducation primaire) et qui est légiférée par le décret ci-dessus. Les langues nationales ont toutes été dotées d’un alphabet et de règles d’orthographe, et pour la plupart d’entre elles, il existe aussi un lexique et une grammaire.

Le Mali est l’un des rares pays francophones de l’Afrique subsaharienne qui ait donné un statut légal à l’éducation bilingue. Depuis l’indépendance, les autorités souhaitent revaloriser et développer les langues nationales afin de les introduire dans le système scolaire et, aujourd’hui, treize de ces langues servent en tant que langues d’instruction à côté du français pour 21,1% des élèves dans l’éducation primaire (Skattum 2010: 252).

Parmi les langues nationales, aucune n’est favorisée au profit d’une autre. Ainsi, parmi les multiples possibilités qui s’ouvraient au Mali pour ce qui concerne le choix des langues, le pays a décidé de placer le français plus haut comme langue officielle, langue d’Etat. On se rend compte qu’il a bénéficié du même statut au Sénégal quand on analyse cet extrait du discours de Léopold Sédar Senghor :

« … nous avons décidé de choisir le français comme langue officielle, de travail et de communication internationale, tandis que nos six langues principales : wolof, sérère, peul, dioula, malinké et soninké seraient promues au rang de langues nationales parce que d’expression de nos valeurs nationales : négro-africaines ».

Mais, en général, l’apprentissage du bambara accompagne ou précède l’acquisition de la langue officielle. Alors, pourquoi le bambara n’est-il pas reconnu comme langue officielle ? C’est la question que tout le monde peut se poser. Ce qui est quand-même observable est qu’au Mali, il existe 13 langues nationales qui ont chacune des représentations ethniques et géographiques. Laquelle fallait-il promouvoir au détriment des autres ? Ou faudrait-il les enseigner toutes ?

A ces questionnements didactiques, bons nombre d’acteurs de l’école évoquent la crainte de voir un conflit inter-ethnique si une langue nationale est promue au-dessus des autres. D’autres parlent des difficultés d’ordre pédagogique (confection du matériel pédagogique, formation des enseignants, etc.). A cela s’ajoutent d’autres langues telles que l’anglais, l’arabe ou l’allemand qui font leur entrée dans le système éducatif, soit de manière graduelle et obligatoire (c’est le cas de l’anglais) soit facultativement (l’arabe, l’allemand, le russe…).

Peut-être faudrait-il retenir avec Richard Marcoux que pour la vaste majorité des pays d’Afrique subsaharienne de la Francophonie, compte tenu « des mosaïques linguistiques qui les caractérisent, c’est la langue française qui a été adoptée – ou qui s’est imposée – dans l’enseignement formel et dans une bonne partie de l’espace médiatique, notamment dans les médias écrits » (confère http://www.forumfrancophonie2012.org/blogue/2012/03/en-2050-la-langue-francaise-sera-africaine )

Cependant, bien que le français soit considéré comme la langue de l’école et de l’administration, les initiatives n’ont pas manqué pour appuyer les langues nationales. Appui qui passe par l’alphabétisation des populations dans leur langue maternelle, mais qui malheureusement n’a pas été suivi.

Je résume donc la situation linguistique du Mali comme « un complexus diglossique », d’après Cécile Canut, puisqu’à une diglossie français/bambara s’ajoute une diglossie bambara/autres langues du Mali.

3- L’approche didactique du bambara

L’école, perçue comme un instrument d’intégration intellectuelle et morale, est le lieu privilégié où se manifeste et se transmet la langue. Le maître et l’élève qui forment le duo enseignement-apprentissage joue un rôle déterminant dans la normalisation de la langue et son officialisation. Le bambara, même étant la langue la plus parlée au Mali, est restée pendant longtemps une langue d’expression orale, car au lendemain de l’indépendance, le Mali, à l’instar de nombreux pays d’Afrique, a adopté la langue du colonisateur comme seule langue de travail.

Mais ce mythe du français langue « super-centrale » va peu à peu se dissiper pour laisser des marges aux langues « nationales » qui vont tenter de retrouver leurs lettres de noblesse dans le système éducatif.

L’histoire linguistique malienne nous enseigne que l’utilisation des langues nationales, bien qu’ayant été notée dans la réforme éducative de 1962 dont l’un des objectifs était de « décoloniser les esprits », n’a pu connaître sa première application qu’en 1979. Le bambara ouvre le chemin avec quatre écoles expérimentales. En 1982, le fulfuldé, le sonrhai et le tamasheq feront également leur entrée.

Après la révolution de mars 1991, l’école malienne entre dans un processus de refonte qui prévoit l’introduction généralisée des langues nationales dans l’enseignement formel avec « la possibilité de s’en servir comme médium d’enseignement » (Décret n°93-107/PRM du 16 avril 1993), à côté du français, objet et médium d’enseignement. La capitale Bamako et Ségou (4ème région), situées au cœur de la zone bambaraphone, ont vu les premières classes en langue nationale bambara. Il s’agit d’un système éducatif centré sur l’enseignement en langue nationale les trois premières années ; à partir de la 4ème année, on assiste à l’introduction graduelle du français à côté de celle-ci jusqu’en 6ème année. On compte 1725 écoles fondamentales où les élèves débutent leur scolarisation en bambara. A partir de 1999, une nouvelle méthodologie appelée « pédagogie convergente » est introduite peu à peu : elle préconise un enseignement bilingue français/bambara. Elle est fondée sur l’interaction verbale au niveau du primaire, c’est-à-dire qu’on passe d’un code à l’autre, d’une langue à une autre. Cet état de fait vient officialiser le bilinguisme scolaire au Mali. Ainsi, dans les cours déjà et même dans les salles de classe, les langues nationales sont utilisées à l’oral par les maîtres et les élèves. Or, durant deux décennies en arrière, l’usage des langues nationales était prohibé à l’école. Il fallait uniquement parler français sous peine de se faire coller le « fameux symbole » (en général, fait de bois sculpté et présentant la forme d’un pendentif). Pour bon nombre d’observateurs, l’emploi des langues maliennes à côté du français à l’école est un processus à la fois difficile et nécessaire.

La difficulté réside dans le fait qu’elle va bousculer les traditions et les habitudes professionnelles, notamment celles des enseignants. La nécessité s’explique par le fait que l’école mérite d’être implantée dans la réalité sociale, psychologique des apprenants. La langue maternelle de l’apprenant saurait mieux décrire ses réalités sociales que toute autre langue.

Il ressort que depuis 1962, il existe certes des volontés pour promouvoir l’enseignement des langues maliennes, notamment le bambara, mais son absence dans l’administration et sa forme orale (absence de littérature écrite) sont entre autres des écueils pédagogiques auxquels il a été confronté. C’est pourquoi il a longtemps peiné à devenir une vraie langue d’école selon Cécile Canut qui utilise les termes « irrémédiable fuite en avant » pour parler du plurilinguisme malien à l’école. Elle rejoint Louis-Jean Calvet qui utilise le terme fort de « planification par défaut » pour parler du bambara.

Les multiples lois d’orientation scolaire, les changements pédagogiques et de méthodologies qui n’ont pas réussi à relever tous ces défis ont fini par semer des doutes sur leurs bien-fondés. Les enseignants, principaux acteurs de toute politique éducative, restent mitigés face à ces différents changements pédagogiques. Beaucoup d’entre eux ont recours clandestinement à la méthode classique avec laquelle ils se disent « être à l’aise ».

4- Le Bambara peut-il migrer vers une forme officielle ?

Depuis la publication de l’avant-projet de nouvelle constitution le 11 octobre 2022, le débat autour de l’officialisation du Bambara s’est posé avec acuité. Des organisations de la société civile, des défenseurs et locuteurs du Bambara ont multiplié les sorties médiatiques pour protester contre l’article 31 du projet de constitution qui, contrairement aux attentes exprimées lors des assises nationales de la refondation, a placé le Bambara dans le statut de simple langue nationale susceptible de s’ériger en langue officielle. Cette disposition reste dans le même format que l’article 25 de la constitution de 1992. Les explications données par les membres de la commission de rédaction font état de préoccupations liées à son adaptation didactique, les moyens non réunis pour le transformer en médium et objet d’enseignement, toute chose qui nécessiterait du temps. Ce qu’il faut préciser est qu’il s’agit de vraies préoccupations soulevées où sont d’ailleurs passées toutes les langues vivantes du monde au risque de devenir une langue morte, comme le latin. Si l’on sait même que la langue dont il s’agit est assez lexicalement influencée : le Bambara est en situation de diglossie, d’interférence linguistique ou d’alternance codique avec le français au niveau inter-phrastique, intra-phrastique et extra-phrastique.

D’ailleurs, il faut rappeler que le français institutionnel au Mali a pris le dessus sur une dizaine de langues francisées pour s’ériger en langue officielle et internationale. La langue est certes un instrument de domination et de puissance, mais le rêve de voir notre langue véhiculaire émergée parmi les plus grandes ne doit pas être ôté aux maliens !

Abdoulaye Oumar TRAORE

Sociolinguiste

Source: Le Challenger

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