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Pascal Lamy sur l’Afrique : « Pas de politique solide sans données solides »

ENTRETIEN. Président de l’édition 2019 du Forum de Paris sur la paix, Pascal Lamy, ex-directeur général de l’OMC, continue de suivre la marche du continent. Illustration.

 

Alors que se tiennent de plus en plus de conférences, de forums et autres rencontres sur l’Afrique – et que plusieurs institutions publient toujours plus de rapports et de classements, la Fondation Mo Ibrahim a tiré la sonnette d’alarme sur les données qui circulent et qui peuvent parfois donner le tournis. C’est le cas justement avec le dernier classement Doing Business 2019, qui a évalué la qualité de l’environnement des affaires établi par la Banque mondiale. Publié fin octobre, il continue de faire couler beaucoup d’encre alors qu’il a révélé un nombre important de réformes entreprises sur le continent, parfois par des pays inattendus. La question principale qui revient régulièrement est celle de la valeur des données qui sont récoltées. Alors, comment faut-il les interpréter ? D’où proviennent-elles ? Comment sont-elles compilées ? Les interrogations sont nombreuses alors que les populations se méfient de plus en plus, notamment quand les « bons résultats » sont repris par les dirigeants pour se prévaloir de bonnes politiques.

Pour mieux comprendre, nous avons plongé dans le dernier Indice fourni par la Fondation Mo Ibrahim sur la gouvernance en Afrique (IIAG). Cela fait treize ans que cette institution créée par l’homme d’affaires soudanais compile et analyse les tendances en matière de gouvernance publique. 2019 marque un tournant crucial pour tout le continent. En effet, il reste dix ans avant l’échéance des objectifs du développement durable, et un peu moins de cinq ans pour atteindre le premier plan décennal de l’agenda africain 2063. Il y a donc urgence à clarifier les chiffres publiés ici et là. L’enjeu pour la Fondation Mo Ibrahim concerne moins la question de la croissance économique que celle des nouveaux défis posés par la démographie. Et la fondation de souligner l’inquiétante absence de données statistiques majeures qui pénalise les pays africains. En d’autres termes, sans disposer de données solides, il est impossible d’avoir des politiques publiques efficaces. Bien avant d’ouvrir ce mardi 12 novembre le Forum sur la paix à Paris, Pascal Lamy, 72 ans, ancien directeur général de l’OMC, porte-parole de la Fondation Mo Ibrahim, était revenu pour Le Point Afrique sur cette question des données et sur les points clés de l’Indice de la gouvernance africaine (IIAG) 2019.

Le Point Afrique : Le dernier rapport sur la gouvernance en Afrique de la Fondation Mo Ibrahim montre que l’Afrique reste la lanterne rouge en matière de données statistiques. Quels sont les causes et les effets de cette absence de chiffres ?

Pascal Lamy : Effectivement, nous avons souhaité, dix ans avant la date limite de réalisation des objectifs du développement durable (ODD), prévue pour 2030 et à mi-chemin du premier plan décennal de mise en œuvre de l’agenda 2063 défini par l’Union africaine, faire le point sur le chemin qui restait à accomplir pour le continent africain. Et là, nous avons constaté que pour plus de 60 % des indicateurs de suivi, les données disponibles concernant le continent africain étaient insuffisantes pour suivre avec précision les progrès accomplis vers les ODD. Quant à l’agenda 2063, près de la moitié de ses objectifs ne sont pas directement quantifiables, et moins de 20 % s’accompagnent d’un indicateur permettant de suivre leur mise en œuvre effective. Ce manque de données fiables et robustes est évidemment un sujet majeur. Car sans données précises et fiables, il n’est pas de politiques publiques efficaces et cohérentes : il faut savoir d’où on vient, où on veut aller, et être en mesure de savoir si on y va correctement, pour, en fonction des besoins, ajuster les ressources ou les politiques.

De fait, les instituts statistiques nationaux africains sont encore loin du compte : des ressources insuffisantes, une indépendance limitée, un intérêt restreint sinon inexistant, tant des gouvernements que des partenaires. Les gouvernements ont tendance à se reposer sur les statistiques des grandes institutions multilatérales qui ont leurs propres grilles d’observation. Pour les partenaires, ce n’est généralement pas une priorité, sauf s’il s’agit de démontrer l’efficacité de leurs propres politiques d’aide dans des secteurs précis.

Les secteurs de l’éducation et de la santé, mais aussi l’état civil semblent les plus concernés par le manque de chiffres, comment l’expliquez-vous ?

L’insuffisance de données en matière d’état civil est déterminante. Les Nations unies considèrent qu’un système est correct au-delà d’un taux de couverture de 90 %. Aujourd’hui, huit pays seulement sur les cinquante-quatre du continent africain disposent d’un système d’enregistrement des naissances correct et trois seulement d’un système d’enregistrement des décès correct. La Libye, la Tunisie et l’Algérie n’ont pas mis à jour leurs données depuis 2000.

Comment voulez-vous mettre en œuvre des politiques efficaces en matière d’éducation et de santé si vous ne connaissez pas en réalité les chiffres concernés ? Il manque aussi des données essentielles. Par exemple, en matière de santé, il existe des indicateurs relativement élaborés en matière de maladies transmissibles, de mortalité maternelle ou infantile, mais pas grand-chose en matière de capacités d’accueil locales, d’accessibilité des populations – on ne sait pas en réalité mesurer la demande réelle – ou de maladies non transmissibles. En matière d’éducation, on a des données de qualité sur les inscriptions en cycle primaire, secondaire, ou tertiaire, mais pas grand-chose sur l’adéquation entre l’offre d’enseignement et les besoins du marché du travail. Surtout, dans les deux cas, on ne mesure pas ceux des enfants qui demeurent en dehors du système. Et plus les populations sont importantes, plus le problème s’aggrave.

Comment interpréter les données que nous avons actuellement sur l’Afrique, notamment sur les taux de croissance, les PIB, la démographie. Sont-elles fiables ?

Il y a certainement une marge d’amélioration. Vous avez vu d’ailleurs que certains pays comme le Ghana ou le Nigeria ont d’ores et déjà procédé à une révision du calcul de leur PIB. De plus en plus d’initiatives sont mises en œuvre et d’efforts sont consacrés à ce sujet. Je citerai par exemple l’Initiative Identity for Development (ID4D) lancée conjointement par la Banque mondiale et les Nations unies, sous la houlette de Kristalina Georgieva et de Amina Mohamed, ou celle de Paris 21, mis en place par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour renforcer les systèmes statistiques nationaux dans les pays à faibles et moyens revenus. Chacun prend conscience du caractère déterminant de disposer de données fiables si l’on veut mettre en place des politiques efficaces.

La Banque africaine de développement a mis en place un certain nombre d’outils, d’autres plateformes comme l’Union africaine, les instituts de statistiques le font de leur côté dans les pays, qu’est-ce qui ne fonctionne pas ?

Il faut garder à l’esprit que l’on part d’un niveau souvent très faible, avec un intérêt encore trop souvent limité de la part des gouvernements, comme des bailleurs potentiels. Le renforcement des systèmes statistiques, cela ne parle pas beaucoup aux électeurs ou aux médias, sauf peut-être au Point Afrique !

Sur quoi l’Afrique doit-elle s’appuyer pour changer de paradigme autour des objectifs de développement fixés par l’ONU ?

Au-delà de la question fondatrice des données, le rapport met en exergue un certain nombre de « marges d’amélioration » nécessaires, si l’on veut atteindre les objectifs fixés tant par l’Agenda onusien 2030 que par l’Agenda africain 2063. Ainsi par exemple, en matière de santé, l’accessibilité aux soins, tant en ce qui concerne les capacités d’accueil que la solvabilité des malades. En matière d’éducation, l’accès en cycle tertiaire, et l’adéquation de l’offre d’enseignement aux besoins du marché de l’emploi. En matière de développement économique, le renforcement des infrastructures de transport infracontinentales, l’accès des populations à l’électricité, et l’amélioration de la couverture digitale. De manière plus générale, la mise en œuvre d’une croissance plus créatrice d’emplois et moins génératrice d’inégalités, et l’accélération de l’intégration régionale. Autant de priorités, tant pour les gouvernements que pour leurs partenaires.

Quelle est la corrélation entre le manque de disponibilité des données et la transparence, et donc la bonne gouvernance ?

Il est clair que l’absence de données, volontaire ou non, ne facilite pas la transparence aujourd’hui requise de façon croissante par les citoyens, tous pays confondus. En revanche l’absence d’information répertoriée génère nécessairement de la fausse information, et nuit toujours, à plus ou moins long terme aux gouvernements. Et surtout, une fois encore, pas de politiques solides sans données solides. On ne peut pas rouler durablement à l’aveugle.

Aujourd’hui des organisations internationales comme la Banque mondiale et le FMI sont devenues la cible de critiques de la part des gouvernements africains. Comment réagit la Fondation Mo Ibrahim par rapport à ces attaques ?

C’est une réaction souvent assez banale de la part de ceux qui sont mal notés. Nous avons souvent droit aux mêmes remarques lorsque nous publions le rapport annuel sur l’état de la gouvernance en Afrique. Cela étant dit, nous sommes aussi très attentifs au fait que parfois, effectivement, des données sont publiées qui ne sont que le fruit de modélisations en chambre ou d’actualisations théoriques répétées, avec peu de relation avec la situation réelle sur le terrain. Nous y travaillons beaucoup techniquement.

À quoi peuvent aider les indicateurs de la Fondation Mo Ibrahim dans l’atteinte de ces objectifs ?

Ces indicateurs ont pour objet de constituer un tableau de bord, une « aide à la conduite », qui permet à tout moment de vérifier sa trajectoire, sa vitesse, ses niveaux. Mais c’est un tableau de bord, pas un système de conduite automatique, et c’est bien au conducteur qu’il appartient d’ajuster le parcours en tant que de besoin.

Propos recueillis par Viviane Forson
Le Point.fr

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