Le code du mariage et de la tutelle de 1962 dans son article premier dit : “Le mariage est un acte laïc. La promesse de mariage n’est susceptible d’aucune consommation forcée”.
Imaginez cette décision dans les années 60 dans un pays où le mariage n’est conçu autrement que par la tradition, où l’enfant est même souvent “réservé” depuis le ventre de sa maman, où la société s’accroche aux valeurs de la tradition pour se convaincre qu’elle a vraiment acquis son indépendance. Les pionnières Aoua Kéita, l’unique député femme de l’US-RDA, Sira Diop et autres militantes ont été détestées et très souvent menacées par les “kórètèbona” pour leur audace à vouloir rédiger un tel code. Et pourtant elles y sont arrivées !
Le code du mariage et de la tutelle a été promulgué en février 1962, suivi d’un code de prévoyance sociale en août 1962, donnant une perspective claire de ce que devrait être désormais la base d’un corps social du Mali.
Qu’est-ce qui a aidé à mitiger les tensions et à protéger les jeunes des positions tranchées et conservatrices de leurs aînés ? Moi je dirais… une chanson ! Bambo ! Ecrite pour les besoins de la cause et dont l’interprétation a été confiée à une très belle jeune fille de 15 ans : Fatoumata Kouyaté, qui prendra le nom pour l’histoire de Tata Bambo Kouyaté.
Cette chanson a permis d’amener le débat… de mariage laïc à mariage d’amour. “Bambo que ceux qui s’aiment se marient entre eux”… Qui aurait osé exprimer à voix haute un an plus tôt cette pensée ? La chanson Bambo a servi de catalyseur pour lancer des bals populaires par Radio-Mali et souvent aussi en direct avec des orchestres avec des chansons populaires internationales “d’amour” de Sylvie Vartan, Nana Mouskouri, Claude François, etc. La jeunesse malienne des années soixante a ainsi progressivement intégré le mariage d’amour comme une valeur de la société malienne.
Aujourd’hui, le mariage par choix individuel est une réalité et une valeur du Mali. C’est par des outils culturels que nous sommes arrivés à mitiger les extrêmes dans ces débats et à inscrire le Mali dans une dynamique moderne.
La chanson Bambo a inspiré le président Modibo Kéita, surtout que celui-ci regardait avec envie ce que son voisin Sékou Touré faisait de la culture en Guinée. Sékou Touré avait lancé une politique culturelle moderne. Il avait investi dans une forme d’industrie culturelle, avec des usines de pressage de disque vinyle et de fabrication de radio transistor, avec des orchestres modernes, des ballets très avant-gardistes, des maisons d’édition et surtout une ouverture avec des stars internationales comme Myriam Makeba en musique, Maryse Condé en écriture… Ce qui donnait à la Guinée un rayonnement international inédit.
Mais contrairement à Sékou Touré, Modibo Kéita a investi dans une organisation de masse destinée à prendre en charge une société qui ne lit pas, à 70 % analphabètes, avec moins de 3 % d’universitaires. A l’époque pour aller de Bamako à Gao ou à Tombouctou, il fallait des semaines. L’esprit ethnique remportait sur l’esprit national, etc. Il fallait une réponse urgente.
Culture et sport ont été associés pour servir un dispositif qui s’organisait en semaines locales, semaines régionales et semaines nationales sportives et culturelles. Avec comme objectif principal de promouvoir une unité́ nationale fondée sur le sentiment d’une identité́ commune. Mais, très vite, le dispositif a été détourné par le régime pour devenir le principal outil d’encadrement et de propagande du parti d’abord, puis de la révolution active.
Avec le coup d’Etat de 1968, les semaines et la milice ont été les choses les plus dénoncées par le grand public dans la gouvernance du président Modibo Kéita. Sous le CMLN et la Deuxième République la semaine a évolué. L’Etat, à cause de la sécheresse, a décidé de rendre biennale l’organisation du dispositif. En tant qu’opérateur culturel unique, l’Etat y identifiait les futurs talents des arts et de la culture et les plaçait soit dans un processus de formation (INA ou étude à l’international) ou leur donnait un statut de fonctionnaire pour les sécuriser dans leur pratique de tous les jours (au moins un salaire et une retraite assurés).
Cette période a été très féconde en créativité avec non seulement les ensembles, les orchestres et autres organisations culturelles régionaux et nationaux, mais aussi des stars maliennes comme Salif Kéita ou Souleymane Cissé avec deux Etalons de Yennenga et le Prix du jury de Cannes en 1987.
A partir de 1993, l’Etat a décidé de se désengager de la production culturelle et de mettre en place un cadre pour permettre :
- le développement d’établissements culturels actifs et performants à tous les niveaux de la chaîne, depuis la création jusqu’à la réception par les publics,
- un accroissement quantitatif et qualitatif de la production de biens et services culturels maliens,
- un élargissement de l’audience des biens et services culturels maliens au niveau national, sous-régional, continental et international.
Des compagnies de création et de production indépendantes ont vu le jour. Coulou de Kledu a porté la création de la compagnie Gwakulu, avec Guimba, Michel et Ousmane Sow. Les industries de production comme Seydoni, Mali K7 et de associations culturelles comme Acte 7 ont émergé… Un écosystème culturel très dynamique s’est vite installé avec au cœur des managers et des festivals internationaux.
Ali Farka Touré fut la tête de gondole de cette dynamique, amenant dans son sillage les Oumou Sangaré, Habib Koité, Rokia Traoré, Kar-Kar… Le cinéaste Cheick Oumar Sissoko amène au Mali un troisième Etalon de Yennenga. En théâtre, la compagnie BlonBa, créée par moi-même et Jean Louis Sagot-Duvauroux, a pris la tête des compagnies africaines francophones en termes de créativités et de diffusions dans le monde.
Ketly Noël, une chorégraphe franco-haïtienne, s’installe au Mali et crée une nouvelle dynamique chorégraphique nationale. L’agence de production et d’ingénierie culturelles BlonBa, avec sa nouvelle salle, inspire dans la jeunesse des ambitions entrepreneuriales dans la culture. Des émissions de télévision de genres nouveaux comme Case Sanga et Manyamagan deviennent des succès populaires et tracent la voix à de nouvelles formes économiques de la culture.
La série télévisée “Les rois de Ségou” montre qu’une industrie télévisuelle est possible. Les œuvres du plasticien Abdoulaye Konaté sont présentées dans de prestigieuses galeries d’exposition mondiales traçant la voie à une nouvelle génération de plasticiens qu’il a lui-même coachés à partir du Conservatoire Balla Fasséké. Cette dynamique a fait du Mali jusqu’en 2011-2012 le premier exportateur culturel de la sous-région en dehors du Nigeria.
Mais une économie nationale avec cette nouvelle dynamique n’a pas été possible à cause de l’absence d’une articulation avec une politique nationale. Malgré la production d’un document-cadre adopté en conseil de ministres qui nous traçait le chemin, l’administration publique chargée de la culture n’a pas lâché l’idée de reprendre la Biennale. De 1999 à 2007, elle a fait trois tentatives qui n’ont pas été heureuses. Elle est allée jusqu’à initier en catimini un projet de loi pour institutionnaliser l’événement. Nous l’avons combattu en son temps. Le président IBK et le Premier ministre Boubou Cissé ont heureusement suivi nos recommandations.
Notre administration chargée de la culture défend tellement la reprise de la Biennale qu’elle en est arrivée consciemment et inconsciemment à casser toute activité apparaissant comme concurrente. C’est dans ce cadre qu’elle a fait beaucoup de dégâts. Au lieu de nous accompagner, elle apparait très souvent en concurrence de la nouvelle dynamique que nous construisons et animons depuis 2004.
Aujourd’hui, qu’est-ce que le Festival sur le Niger et Bama Art n’apportent pas en termes de dynamique dans la programmation musicale ? Qu’est-ce que les jeunes promoteurs de slam, de rap, de théâtre, de danses urbaines, d’humour, d’édition, d’espaces créatifs et de programmations n’apportent pas en termes de propositions artistiques et de mobilisation des jeunes ? Et tout ça en dehors de toute contribution publique nationale ?
On ne demande qu’une chose : une réorganisation systémique du secteur culturel qui va permettre un accès régulier du grand public à la culture et aux acteurs culturels de vivre dignement de leur métier. Donc un dispositif qui proposera quotidiennement en plus moderne et créatif ce que la Biennale proposera tous les 2 ans en plus désuet.
Alioune Ifra Ndiaye
Source : Mali Tribune