A 80 kilomètres de la frontière libyenne, la base de Madama, fleuron du dispositif antiterroriste Barkhane, mène deux guerres à la fois. L’une contre des réseaux djihadistes fuyants; l’autre contre le sable et la chaleur. Le défi, vu d’ici, est aussi logistique.
On appelle cet instrument un rien archaïque un pénétromètre. Il mesure, à l’aide d’un poids coulissant sur un pieu métallique pourvu d’une butée, la compacité du sol. En l’occurrence, celle de la piste d’atterrissage à l’abandon d’Emi Fraha, perdue au milieu du désert du Niger du Nord, à sept heures de tape-cul de Madama, “base avancée temporaire” (BAT) du dispositif français Barkhane. Un dispositif fort de 3500 hommes, déployé depuis l’été 2014 sur cinq pays sahéliens – Mauritanie, Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad – afin de combattre le fléau djihadiste et les trafics qui l’alimentent.
Arrivés la veille à bord du convoi qui bivouaque tout à côté, les deux caporaux affectés à cette mission ont entrepris dès l’aube de sonder tous les 100 mètres, et sur toute sa largeur, la longue bande de latérite caillouteuse, que bornent la carcasse d’un camion-citerne et quelques bancs de pierre. Tâche ingrate, accomplie sous un cagnard écrasant, quand l’air vibre de chaleur et qu’affleurent à l’horizon de trompeuses flaques argentées.
Tenir à l’oeil l’inquiétante Libye
Mais voilà : il faut vérifier si l’on peut ressusciter la piste créée en 1963 pour que s’y pose le coucou affrété par une société pétrolière française lancée dans une campagne de recherches sismiques sur le plateau du Manguéni. Les vestiges qui jalonnent l’ersatz de route cahotant vers la passe de Salvador, proverbial point chaud de la frontière nigéro-libyenne, racontent en creux les tourments de ce carrefour incandescent. Ici, les mines antichars semées à fleur de sable par l’armée de Niamey au gré des rébellions touarègues.
Là, le “puits libyen” et les fûts de goudron plantés au temps où le défunt guide Mouammar Kadhafi oeuvrait à la construction de “sa” route transsaharienne. Ailleurs, des squelettes de chameaux d’un blanc crayeux, une épave de Lancia, une bétonnière couchée, une tractopelle décapitée, un tube cathodique, une paire de rangers et, à foison, les bidons toilés lâchés par les migrants clandestins en chemin vers l’illusoire eldorado européen. On les croise, ces naufragés, entassés à l’arrière de Toyota Land Cruiser, agrippés aux montants de bois fichés dans les ridelles de la plate-forme. Ou avachis près du marché qui jouxte le poste de contrôle des Forces armées nigériennes (FAN), le temps d’une pause.
Rongée et polie par les vents de sable, l’enceinte crénelée du fort de Madama exhume un autre pan de la chronique du siècle passé, colonial celui-là. Bâti en 1931, l’ouvrage de pisé, dont le chemin de ronde offre une vue imprenable sur les mesas – montagnes arasées – du plateau, hébergea jusqu’à l’indépendance une unité méhariste. Déjà, à l’époque, il s’agissait de tenir à l’oeil l’inquiétante Libye, alors fleuron africain de l’Italie mussolinienne, aujourd’hui sanctuaire narcoterroriste.
Cet édifice de style soudanais, écrit un lieutenant français cité dans un essai sur “la drôle de guerre du Sahara”, a vocation “à consacrer notre possession du sol Toubou”, allusion à une tribu puissamment implantée en ces lieux. Et fait alors office de “borne que nous posons devant les convoitises” transalpines.
Des ambitions de provisoire qui dure
L’Histoire bégaierait-elle ? Publié en 2006 dans la revue Le Saharien et riche en troublantes analogies, le récit de Bernard Bury, commandant de l’avant-poste jusqu’en septembre 1960, n’a pas pris une ride. “Aucune population, note le témoin. Pas de végétation, à l’exception de quelques maigres buissons d’acacia sur un mince cordon de dunes.” Son mandat? “Affirmer la présence de la France face à la Libye, garantir l’indépendance et la souveraineté du Niger et contrôler le trafic caravanier.” A commencer par celui des “fusils et mousquetons italiens”, legs de l’occupation fasciste.
Plus tard, Français et Britanniques se chamailleront sur le tracé frontalier à hauteur du passage de Toummo, que revendiquera Tripoli. Mollement sous le débonnaire roi Idris Ier ; avec feu quand déboule son tombeur, un jeune officier nassérien nommé Kadhafi. Toummo, où une erreur de navigation faillit expédier la mission Emi Fraha, pourtant guidée, partenariat oblige, par un pick-up des FAN enclin à l’échappée solitaire. “On a frôlé l’incident diplomatique”, ironise un sous-officier.
S’il dépeint “une vie austère”, le futur général Bury mentionne le jardin potager – radis et salades – aménagé par son adjoint près d’un puits. Cinquante-cinq ans plus tard, le colonel Olivier (1), commandant du détachement Nord-Niger, ou “com-det”, préconise la création d’une aire de maraîchage près de la “zone de lagunage” appelée sous peu à recueillir les eaux usées traitées par la station d’épuration de la BAT, fruit d’un épatant tour de force logistique.
Sur le banco ocre du vieux fortin glissent bien sûr les fantômes des méharées épiques d’antan et le souffle brûlant des récits de Dino Buzzati ou de Louis Gardel. Mais l’harmattan, vent du désert, a tourné. Si, aux premières heures de Barkhane, les pionniers français et les soldats nigériens du 24e bataillon interarmes ont cohabité à l’ombre de la citadelle, le centre de gravité a très vite glissé vers cette BAT surgie du néant.
Base avancée ? Certes. Temporaire ? Voire. Réfection et prolongement d’une piste apte à accueillir des avions de transport Transall, Hercules et Antonov, gigantesques hangars “métallo-textiles” hissés sur des socles de ciment afin d’abriter aéronefs, blindés, camions et ateliers, forage de puits, bungalows alignés au cordeau : les chantiers lancés ici ont des ambitions de provisoire qui dure.
En huit mois, on a remué 111000 mètres cubes de terre, déroulé 61 kilomètres de câble, acheminé 6000 tonnes de fret, 10 millions de litres d’eau potable et 350000 “rasquettes”, ces rations de combat que le monde entier nous envie mais dont les soldats, à les entendre, ont épuisé les charmes. Moins romanesque qu’un assaut nocturne des forces spéciales, présentes dans les parages mais quasiment invisibles? Certes. Mais on sait depuis des siècles que les guerres se gagnent aussi à l’arrière. Surtout quand l’arrière loge aux avant-postes…
Ni Fort Saganne, ni Koh-Lanta sahélien, ni Salon du BTP. Les flux qui la sillonnent – armement et djihadistes du nord au sud, drogue et migrants dans l’autre sens – confèrent à la région une valeur stratégique cruciale. “Notre boulot, résume un officier para, c’est d’entraver ces flux, de bloquer les groupes armés terroristes (GAT) et de prévenir la résurgence de bastions terroristes sanctuarisés. Mais on n’est pas au Mali. Là-bas, les cellules djihadistes pratiquent l’hostilité frontale. Ici, une tactique d’évitement. Elles s’efforcent d’emprunter de nouveaux itinéraires, de nous contourner.” Sans y parvenir toujours. Pour preuve, les butins raflés à la faveur de déploiements aéroterrestres. Tel cet arsenal confisqué dès octobre 2014, après l’arraisonnement d’un convoi de six 4 x 4 en route pour le Mali : un missile sol-air SA-7, des canons de 23mm, des roquettes antichars par centaines, des mitrailleuses et des milliers de munitions.
Tableau de chasse enrichi le 14 mai dernier, lors du troisième épisode de l’opération Kounama – “scorpion”, en langue haoussa. Ce jour-là, au sud de la passe de Salvador, deux 4 x 4 tentent de forcer un check-point franco-nigérien. S’ensuit un violent accrochage. Bilan : trois trafiquants tués, trois autres arrêtés, près de 1,5 tonne de résine de cannabis saisie, et une brassée de fusils-mitrailleurs confisqués. “La vocation première de l’ennemi, avance le général de division Jean-Pierre Palasset, commandant de la force Barkhane, c’est de faire de l’argent, du business, pour financer le terrorisme. Trafic de drogue, d’armes, d’êtres humains, ou encore orpaillage clandestin.”
Une certitude : d’autres expéditions d’envergure suivront, à un rythme soutenu. Et l’arrivée dès l’automne d’hélicoptères d’attaque – Tigre ou Gazelle – musclera l’arsenal de la BAT, dont l’enceinte protectrice, en cours de renforcement, sera pourvue d’ici là d’un mirador et de puissantes caméras de surveillance.
“On est aux antipodes du Désert des Tartares, insiste le Palois Palasset, qui cédera les rênes le 1er août au trois-étoiles Patrick Brethous pour rejoindre la DGSE (renseignement extérieur). Chaque sortie, combinée avec les FAN, se solde par l’interception d’un convoi ou la découverte de caches.” Douches de campagne, laveries, logements et bureaux climatisés, hôpital équipé d’un bloc opératoire, livraison hebdomadaire de vivres frais, soirées pizzas, tournois de pétanque et, depuis peu, accès contrôlé à Internet : hier rustique, le quotidien des “Barkhane” s’est adouci au fil des semaines. Du moins au sein de la base.
Crash test perpétuel
Car, hors les murs, c’est une autre histoire. La touffeur suffocante de l’air, la tyrannie du sable – qu’il encalmine les camions, encrasse les moteurs ou aveugle les pilotes – et l’état des pistes, dont la rocaille aux arêtes tranchantes lacère les pneus, s’avèrent aussi éprouvants pour les soldats que pour les engins, parfois à bout de souffle. Pour ceux-ci comme pour ceux-là, Madama s’apparente à un crash test perpétuel.
L’atelier de mécanique tourne à plein régime. Entre 11 heures et 15 heures, les convois en vadrouille font relâche. Sieste obligatoire pour tout le monde : on ouvre les capots et on tend des bâches pare-soleil. Le 11 juillet, les trois Sagaie de Madama, blindés à roues dotés d’un canon de 90mm, étaient HS. “On bricole, soupire un sergent-chef. L’hydraulique, la suspension, les filtres, les radiateurs, tout morfle. D’autant que ce foutu sable, poudreux et fin comme de la farine, s’insinue partout, y compris dans le carburant.” “Avalé par les turbines et très abrasif, il érode les moteurs, note en écho le lieutenant Jonathan, pilote d’un hélico Puma. Quant à la chaleur, elle dilate les joints et réduit la portance des pales. Bref, on fait la chasse au poids. Avec un taux d’usure décuplé, l’entretien est vital. Une heure de vol, c’est de cinq à dix heures de maintenance.”
Un autre facteur hante les cauchemars des logisticiens en treillis : les élongations. En clair, les distances à parcourir en terrain hostile. Un camion met ainsi dix jours à deux semaines pour rallier Madama au départ de Niamey ou de N’Djamena (Tchad). “Stress permanent, admet le très consciencieux capitaine Bruno, commandant de la ?composante travaux?. Le convoi arrivera-t-il dans les délais ? La cargaison collera-t-elle avec la commande? L’escorte nigérienne sera-t-elle au rendez-vous?”
Ce matin-là, le capitaine Mohamed Zaynou, commandant du 24e BI, dont la fière devise promet de “Vaincre coûte que coûte”, reçoit sous l’acacia le “comdet”. Il sera question des modalités de la cérémonie du 14 Juillet, imminente, du déminage des abords du fort, jadis piégés par la puissance coloniale, ou de coopération entre frères d’armes. Mais à peine du péril si proche, ce supermarché criminalo-djihadiste libyen où nul, à ce stade, n’envisage de s’aventurer. “Là, tout reste à faire, constate le général Palasset. Il appartient à la communauté internationale de relever ce défi énorme. Et aux politiques d’y répondre.” Vox clamantis… in deserto ?
(1) Les militaires engagés dans ce type d'”opex” – opération extérieure – ne peuvent être désignés que par leur prénom.
source : lexpress