Emmanuel Macron, au nom de la France, tout comme une partie de la communauté internationale, devait mettre la pression cette semaine sur la junte pour respecter un calendrier électoral.
Quand les Maliens affirment qu’il leur est impossible d’organiser des élections en février 2022, ils ont raison. C’est trop tard. Il y a un sens et une logique. Tous les analystes sont d’accord pour dire que l’insistance de la communauté internationale à organiser des élections très vite après Serval, en 2013, a été une bêtise. Il a fallu réfléchir à savoir comment on allait refondre la démocratie malienne, pour recréer le contrat social. Rien n’a été fait ainsi par la faute de la communauté internationale, France et États-Unis en tête. Ce n’est pas une bonne idée de brûler les étapes. Le colonel Assimi Goïta a raison quand il dit qu’il faut prendre le temps. Ceci dit, il n’y a aucune raison à croire que Goïta est sincère.
« Après le départ des Français (des bases du nord), la crainte d’une montée en puissance des djihadistes »
L’arrivée des paramilitaires de Wagner est un autre sujet de tension ?
Oui. La France a dit que si le Mali négociait avec Wagner, elle partirait. Mais l’armée française ne dit pas qu’elle part. C’est peut-être l’occasion pour la France de dire « je vous comprends, mais il y a des limites ». Il persiste un malentendu sur le rôle joué par Barkhane, sur les capacités des forces maliennes. Depuis le sommet de Pau, la France n’a pas bien réussi à communiquer sur ce qu’elle attendait de ses partenaires africains. Certains dirigeants maliens ne comprennent pas ce qu’il se passe dans leur propre pays, ou ne veulent pas comprendre que c’était à eux d’assurer la majeure partie du travail, de leur responsabilité dans le succès de la stratégie française.
Les soldats français viennent de quitter des bases du nord-Mali. Est-ce un risque ?
D’après ce que je sais, les soucis ne manquent pas. Par exemple, les FaMa (forces armées maliennes) ont très peur de sortir de leurs bases, et dépendent encore beaucoup de Barkhane ou de la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali). La pression militaire française ne va pas disparaître, grâce à l’aviation et à Sabre notamment, mais diminuer. Les groupes djihadistes et non djihadistes vont pouvoir manœuvrer avec beaucoup plus de liberté d’action, dans les secteurs du Liptako-Gourma et dans le centre du Mali. On peut craindre la montée en puissance du pouvoir des djihadistes.
Au dessus du Mali, avec les hommes de Barkhane Photo EBRA/Xavier FRERE
Sur la base de Gao, en septembre 2021 Photo EBRA/Xavier FRERE
Les armées locales, ou le G5 Sahel, peuvent-elles prendre le relais pour assurer la sécurité dans la région ?
Non, je ne pense pas. C’est un vrai problème. Il faut du temps. Il y a des problèmes avec EUTM, la stratégie française pour reconstituer les Fama a été mauvaise. Il faut que la France continue son travail, elle l’a amélioré depuis un an. C’est une bêtise, à mon avis, de donner ce travail de formation à d’autres pays européens parce que c’est un travail que les Français auraient dû faire eux-mêmes. Les autres Européens ne sont pas là pour un travail de formation, mais pour exprimer leur solidarité avec la France. Ils n’ont jamais eu une bonne doctrine pour cela. On aurait dû essayer de reprendre en main tout le cycle de la vie des FaMa, le recrutement, l’endoctrinement, l’entrainement. La France ne l’a pas fait pour des raisons d’économie, et aussi, parce que cette idée de prendre les FaMa en main fait ressortir le spectre de la « coloniale ». Ce souci de ne pas être trop colonial empêche les Français de réaliser les choses qu’ils auraient dû faire. Des choses pratiques, par exemple. Avec un peu d’encadrement des Français, les Maliens sont très efficaces.
Ce souci de ne pas être trop colonial empêche les Français de réaliser les choses qu’ils auraient dû faire
Takuba et ses forces spéciales peuvent-ils constituer un substitut efficace à Barkhane ?
Derrière Takuba, il y a trois choses. D’abord, un désir d’européaniser la défense, avec un agenda qui n’a rien à voir avec le Mali, mais plutôt avec l’Europe, et en lien avec tous ces petits pays qui contribuent à Takuba (Estonie, Danemark…). Deuxièmement, on cherche encore à économiser, à partager les coûts. Et troisièmement, il y a cette crainte d’apparaitre encore comme force coloniale, et donc de figurer au côté de soldats non français. Le modèle colonial était d’encadrer les forces autochtones, on l’a vu avec les tirailleurs sénégalais, les soldats indochinois…
Dans la région d’Indelimane au Mali en septembre 2021 Photo EBRA/Xavier FRERE
Dans la région d’Indelimane au Mali en septembre 2021 Photo EBRA/Xavier FRERE
Relire notre long format sur l’opération Barkhane en septembre 2021
Sur la base de Gao, les hommes du 13e BCA prêts à partir en mission, septembre 2021 Photo EBRA/Xavier FRERE
Peut-on d’ores et déjà tirer un bilan de l’opération Barkhane (NDLR : qui devrait logiquement changer de nom d’ici quelques semaines) ?
Le bilan de Barkhane n’est pas tellement impressionnant. La responsabilité pour le succès de Barkhane repose sur les épaules maliennes elles-mêmes. Les Français ont échoué à communiquer cela. Les Africains n’ont pas vraiment compris. Moi qui ai rédigé une étude sur la doctrine contre –insurrectionnelle française pour l’IRSEM, ce qui est devenu clair pour moi, c’est qu’il existe une doctrine coloniale, et une autre post-coloniale. Dans la doctrine coloniale, c’est l’armée française qui est responsable pour tout. D’un côté, il y a le combat. De l’autre, il y a l’école, la gouvernance, le monde économique. Toute une panoplie de choses à faire. A l’époque coloniale, la France acceptait presque toute la responsabilité de ces choses. A l’époque post-coloniale, elle n’accepte que la responsabilité du combat, en laissant tout le reste aux partenaires.
En période post-colonie, ni les Français, ni les Américains n’ont encore trouvé la réponse à cette problématique : comment agir pour accroitre la légitimité d’un autre partenaire ?
Il fallait aussi, à l’époque des colonies, convaincre les populations de la permanence de la présence française. « Nous sommes là pour toujours, il faut donc que vous avaliez et acceptez notre présence ». C’était une forme de contrat social sur le sujet colonial. On agissait pour accroître la légitimité de l’autorité coloniale. En période post-colonie, ni les Français, ni les Américains n’ont encore trouvé la réponse à cette problématique : comment agir pour accroitre la légitimité d’un autre partenaire ? Paris avec Bamako, dans le cas présent. C’était l’objet de la conférence de Pau. Avec l’appui des forces militaires, on peut essayer de bâtir une sécurité pour que les Maliens puissent agir et leur offrir l’opportunité de refondre le contrat social. A mon avis, les Français n’ont pas assez bien communiqué sur cette idée, et les Maliens eux-mêmes n’ont rien compris ou n’ont pas voulu comprendre. Aujourd’hui, le gouvernement malien doit presque laisser tomber le nord-Mali, comme Kidal, et concentrer ses efforts sur le centre-Mali, à Ségou, Mopti. Il y a un vrai problème avec les Peuls, et il faut trouver une solution sans les terroriser.
Lors d’une mission de reconnaissance de Barkhane en septembre 2021 Photo EBRA/Xavier FRERE
Au Tchad, au Mali et dans d’autres pays africains, la France a été régulièrement accusée de faire en Afrique le jeu des dictateurs…
La France d’aujourd’hui ne veut pas intervenir dans la gestion domestique, veut éviter l’ingérence et ne veut pas apparaître comme puissance coloniale. Avec ce type de conflit, tout dépend de la politique. On peut faire un parallèle avec le président Karzaï en Afghanistan qui n’a fait aucun effort pour gagner la guerre contre les Talibans. Les Américains se sont concentrés sur l’effort militaire, ça n’a pas suffi, ils n’ont rien compris de la doctrine contre-insurrectionnelle. On sait que le gouvernement malien fait mal son travail, alors quoi faire ? La France s’interdit d’intervenir pour de bonnes raisons. Cela n’a rien à voir avec le travail des militaires français mais complique la situation. Selon moi, les Français ont une compréhension plus lucide de la problématique que les Américains.
Si les Français veulent éviter un Kaboul bis, c’est tant mieux, mais leur stratégie actuelle vise d’abord à amoindrir le mal, pas à gagner
Ils veulent éviter un scénario à la Kaboul ?
Oui, la France n’a pas le luxe des États-Unis. Les Américains savaient qu’ils n’auraient pas besoin de payer un prix très élevé. Les Afghans vont souffrir, la région aussi, mais tant pis. Les États-Unis sont loin. C’est différent au Sahel, à cause de la proximité géographique, des flux migratoires qui mettent beaucoup de pression sur l’Europe. Il y a la crainte que cette métastase de la radicalisation gagne toute la région. Ce qui se passe en Afrique ne reste plus en Afrique. Il y a déjà eu des grands djihads au Mali au XIXe siècle, et de grandes guerres djihadistes vers le lac Tchad, mais tout cela n’avait alors aucun effet sur l’Europe et les intérêts européens. Les Talibans vont mettre de l’ordre en Afghanistan, mais j’ai du mal à voir les djihadistes africains exerçant l’ordre. Cette anarchie va avoir des effets significatifs et néfastes pour l’Europe et aussi pour les États-Unis. Si les Français veulent éviter un Kaboul bis, c’est tant mieux, mais leur stratégie actuelle vise d’abord à amoindrir le mal, pas à gagner.
Sur la base de Gao, avec les drones du Photo EBRA/Xavier FRERE
On sait qu’une guerre féroce oppose aussi au Sahel les groupes djihadistes entre eux, le GSIM (affilié à Al-Qaida) et l’EIGS (affilié à l’organisation Etat islamique). Quel est le plus dangereux et le plus puissant aujourd’hui ?
Le GSIM a gagné avec la Katiba Macina au centre du Mali, mais l’EIGS est loin d’être hors du jeu. Les spécialistes ont peur que le repositionnement de Barkhane n’ouvre l’espace pour l’Etat islamique, lui donner davantage d’occasions pour reconquérir le terrain ou en trouver d’autres. Il représente toujours un grand danger. Le GSIM a plus de succès auprès de la population et il est sans doute moins nihiliste que l’EI. C’est un tout autre mode opératoire. Mais le GSIM est donc pour moi plus dangereux, car il profite des conflits locaux pour s’immiscer dans ce conflit, comme au centre du Mali, ou au Burkina Faso et au Niger. Pourquoi pas donc un jour en Guinée, au Sénégal ?
Ces groupes djihadistes cherchent-ils à faire tomber les États, un peu comme les Talibans justement ?
Leur objectif n’est pas tant de faire tomber l’État que de le réduire au point de n’en garder que le nom. En Centrafrique, par exemple, l’État existe, mais il fait quoi ? Que peut-il advenir au Mali ? Les États ne vont pas tomber comme au Vietnam, mais s’éteindre plutôt de façon déliquescente comme en Centrafrique. C’est un désastre.
Source : le progres.fr