« O Ka » signifie en bambara « notre maison ». Dans son nouveau film, que le cinéaste malien Souleymane a présenté ce mercredi 20 mai en sélection officielle au Festival de Cannes, il parle de sa maison de naissance à Bamako où il est né en 1940, mais il y lie aussi le destin de sa famille au destin de son pays, le Mali. Entretien.
RFI : O Ka raconte l’expulsion de vos quatre sœurs de votre maison familiale, mais il parle aussi du Mali, cette maison commune de tous les Maliens. Néanmoins, 80 pour cent du film tournent autour d’une querelle de justice entre vous, les Cissé, et les Diakité, deux familles qui se connaissent depuis longtemps. Selon vous, l’expulsion manu militari de vos quatre sœurs en 2008 de la maison que votre famille habite depuis des générations, est complètement injuste et illégale. Est-ce un film à charge contre les Diakité ?
Souleymane Cissé : Non, ce n’est pas un film à charge. C’est un film qui pose une question de société. Le prendre comme un film à charge, cela serait un tort incroyable, parce que les gens ne connaissent pas les tenants et les aboutissements du problème. Donc pour une famille ancienne comme la nôtre, je pense qu’il était normal qu’on puisse situer les responsabilités des uns et des autres. Donc absolument pas de charge, mais une présentation des faits pour que l’information soit au niveau de tout le monde.
Votre film nous offre des images éblouissantes, des travellings dans la nature et les rues, des grands plans sur vos petits enfants, vos sœurs et les autres membres de votre famille, mais aussi sur des béliers ou des coqs. Vous utilisez aussi souvent le contre-jour pour créer des silhouettes d’enfants, d’animaux ou de structures de bâtiments qui se dessinent à l’horizon. Le contre-jour possède-t-il une symbolique spécifique dans votre film ?
Bien sûr. Pour moi, ces enfants s’amusent dans la lumière, ils cherchent la lumière, ils vont vers la lumière. Moi, je ne peux pas donner un autre devis à ce film que celui. Les enfants, il faut qu’ils apprennent. C’est la seule chose qui peut nous sauver au Mali, le savoir, la connaissance. Si on en perd, on perd tout. On ne peut pas continuer éternellement à vivre dans l’ignorance. Notre pays n’est pas un pays d’ignorance.
O ka possède à la fois des traits d’une fiction, d’un documentaire, d’un reportage et d’une enquête. Quel était pour vous le défi cinématographique à relever avec O Ka ?
Le défi cinématographique est d’essayer de limiter les frontières entre les différents genres comme la fiction, le documentaire, les archives, l’actualité… Casser les frontières pour que le cinéma aille droit vers cet objectif. Moi, je ne dis rien, parce que je pense que c’est le temps qui donnera raison à ce film. Pour le moment, les gens le prennent avec beaucoup de recul. Moi, je laisse le temps faire son travail. C’est arrivé à Yeelen, et le temps a donné raison à ce film. J’espère que cela sera la même chose avec O Ka.
Justement, O Ka commence avec une séquence de Yeelen, votre film de 1987, primé entre autres avec le Prix du jury à Cannes. Puis vous évoquez l’histoire de votre propre vie et celle de votre famille qui renvoie à une histoire de 700 à 1000 ans. Pourquoi lier votre histoire personnelle avec celle du Mali, avec ses guerres, ses jihadistes et sa corruption ?
Parce qu’il est clair que la grande Histoire commence toujours par une petite histoire. Donc avec cette petite histoire, les Maliens vont se remémorer que pour en arriver là, il a fallu peut-être mille petites histoires qu’on n’avait peut-être jamais su éteindre et qui s’éclatent aujourd’hui et risquent d’embobiner tout le pays. Mais nous ne le souhaitons pas. Nous savons que le Mali a des ressources, les Maliens ont des ressources pour rebondir, pour prendre position de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vont devenir.
C’est justement cela qui crée tout : les petits arrangements, l’injustice… C’est cela qui amène ces histoires du jihadisme etc. Ce n’est pas différent. Qu’est-ce qui se passe réellement au Mali aujourd’hui ? Pourquoi le Mali est pris en otage comme cela ? Tout simplement, parce que les fonctionnaires de l’Etat – excusez moi du mot – sont corrompus, pas totalement, mais presque.
Ce qui frappe également, le film mentionne le soutien du ministre de la Justice à votre cause, ainsi celui du Premier ministre. Et le générique affiche même le soutien exceptionnel du chef de l’Etat malien au film. Et pourtant, rien n’a bougé depuis 2011 dans votre dossier concernant l’expulsion de vos soeurs. On se dit que le Mali va vraiment très mal. On a presque l’impression que ce cas judiciaire qui n’a pas encore totalement tranché à l’intérieur de votre propre pays va être aujourd’hui tranché par des journalistes du monde entier au Festival de Cannes.
Non, ce n’est pas mon propos. D’abord, je dois rectifier. Le soutien exceptionnel du chef de l’Etat malien d’aujourd’hui nous a permis de finaliser le tournage du film. Mais lui n’était même pas au courant de ce problème et il sait qu’O Ka est simplement un film autobiographique. C’est dans ce sens-là qu’il nous a soutenus pour arriver à créer. Mais j’attends le retour pour que ce film soit vu par lui personnellement et que les Maliens puissent vraiment voir la vérité des choses à travers ce film. Si moi, je n’avais pas fait ce film, mes enfants l’auront fait, parce que c’est leur devoir.
Après le succès phénoménal de Timbuktu d’Abderrahmane Sissako vous avez parlé d’un « éveil du cinéma africain ». Vous y croyez vraiment ? Et si oui, est-ce que pour vous, il y a déjà d’autres signes qui annoncent un printemps pour le cinéma africain ?
[Rires] Non, c’est sûr, moi, dans ma vie, je n’ai jamais été pessimiste. Même aux pires des moments, en 1981, j’ai dit aux hommes : le jour viendra où l’on se retournera vers l’Afrique pour aller prendre des images pour les exposer. Je sais que notre industrie n’a pas les moyens pour « exploser », mais il est de notre devoir de faire exploser l’image. Et nous avons la capacité de le faire artistiquement. Je regrette tout simplement qu’il n’y ait pas d’élan politique pour pouvoir soutenir ce renouveau. Ce n’est pas à cause de trois stages ou quatre mois de formation qu’on peut dire qu’on a des cadres, des cinéastes, des caméramans, des ingénieurs de son. Il faut les former comme tous les autres dans des académies. Il faut leur donner du temps d’apprendre : cinq ans, même dix ans s’il le faut, pour qu’il y ait vraiment une structure de base derrière pour les enfants qui vont naître pour qu’ils puissent exploiter l’Afrique dans le cinéma comme les Américains exploitent l’Amérique, les Européens l’Europe ou les Indiens l’Inde. Qu’est-ce qui fait que nous n’arrivons pas à faire cela ? C’est tout simplement la volonté politique. Et on n’a pas l’esprit direct, mais l’esprit corrompu.
Source: RFI