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Niagalé Bagayoko : Plusieurs Etats africains décident de diversifier leur partenariat pour sortir du tête-à-tête plutôt traditionnel avec l’Europe

A l’occasion du Forum mondial pour la paix en Normandie qui s’est tenu dernièrement à Caen, sous le thème «A Bas les murs! ces enfermements qui font les guerres», Libé s’est entretenu avec Niagalé Bagayoko, politologue et présidente de l’African Security Sector Network, une organisation panafricaine rassemblant des spécialistes de la réforme des systèmes de sécurité. Dans cet entretien, elle nous parle de la situation de nombreuses zones de conflit dans la région subsaharienne.

Libération : L’Europe et l’Afrique sont des partenaires historiques. Peuton parler aujourd’hui d’une rupture dans les relations entre les deux parties en raison de la présence d’autres acteurs sur le continent ?
Niagalé Bagayoko : 
Moi, je ne parlerais pas de rupture dans les relations, mais plutôt de redéfinition de ces relations, parce qu’évidemment elles sont loin d’être rompues sur le plan économique, culturel et sécuritaire. Mais ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation dans laquelle de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer un partenariat traditionnel, jugé comme déséquilibré, notamment sur le plan sécuritaire. Devant les succès trop limités de l’intervention de la force Barkhane, les opinions publiques estiment aujourd’hui que les Européens ne sont plus en mesure de répondre aux enjeux qui sont les leurs, tout en dénonçant une sorte d’arrogance et de paternalisme dans la façon dont l’assistance a été dispensée. On voit de plus en plus fleurir les mouvements d’opinion, à la fois dans les capitales d’un certain nombre de pays et sur les réseaux sociaux, qui dénoncent le néocolonialisme sur le continent et l’approche jugée trop paternaliste. Ça, c’est du côté des opinions publiques. Mais on voit aussi parallèlement des Etats africains qui décident de diversifier leur partenariat et de sortir du tête-à-tête plutôt traditionnel avec l’Europe. Ils se lient sur différents plans, politique et sécuritaire, avec certains Etats que l’Europe considère comme ennemis, adversaires ou concurrents. Les Etats africains sont déterminés à faire des choix garantissant leurs propres intérêts.

Si on prend le cas de la crise entre la France et le Mali par exemple, on peut la qualifier d’extrême. On passe d’une situation marquée par une grande présence européenne et particulièrement française à un partenariat tout à fait différent avec un adversaire de l’Europe, la Russie.
Le cas du Mali est très particulier, c’est pour cela que je ne l’ai pas cité. Le Mali a une tradition ancienne de coopération avec la Russie depuis l’Union soviétique. La Russie n’est pas arrivée dans un contexte vierge. A l’inverse de ce qui s’est produit en Centrafrique. Donc ça, c’est un premier élément. Le deuxième élément, évidemment, c’est que l’on entre dans une surenchère. Même le président Ibrahim Boubacar Keita, dit IBK, et son prédécesseur Amadou Toumani Touré, dit ATT, ont relancé des accords d’armement avec la Russie, certains matériels militaires livrés ces deux dernières années ont été commandés à cette époque-là. Les autorités militaires actuelles revendiquent avoir un partenariat prioritaire avec la Russie et ont décidé de s’inscrire dans une rupture avec la France. Les relations entre la France et le Mali se sont beaucoup dégradées sous le président IBK. Il n’a absolument pas répondu aux attentes de la France. D’une manière plus générale, je pense qu’il y a une divergence totale dans la lecture de l’environnement stratégique entre la France et le Mali. C’est le cas notamment de la lecture faite du conflit au nord du Mali et de la rébellion des Touaregs. L’accord de paix et la réconciliation au nord du Mali n’ont jamais été perçus parles autorités de Bamako comme une solution juste. En effet, la plupart de l’élite à Bamako estime avoir été trahie par la volonté de cession des rebelles touaregs. Il y a de toute façon de grandes divergences entre la France et le Mali depuis un certain nombre d’années.

Un malentendu qui remonte à très longtemps, voulez-vous dire ?
Pour moi, ce sont vraiment les perspectives et les positions qui sont différentes. Et bien entendu le coup de la Russie est parti de cela, mais les autorités maliennes, de toute façon, ont choisi effectivement de rompre de manière assez violente avec la France. Elles l’ont poussée vers la sortie tout en cherchant aussi à changer leur partenariat au sein de la sous région. Le Mali est entré en confrontation avec des Etats comme la Côte d’Ivoire et le Niger. Il s’est davantage tourné vers des pays dirigés par des militaires ou leur partenaire traditionnel l’Algérie elle-même proche de la Russie. Je pense qu’évidemment, il y a ce choix d’une nouvelle alliance, mais attention à ne pas la considérer comme étant simplement ponctuelle ou le fruit du choix des autorités actuelles. C’est beaucoup plus compliqué que ça. On peut citer le Niger, avec le président nigérien Mohamed Bazoum, l’un des dirigeants les plus éclairés et les plus habiles aujourd’hui. Ce pays a de multiples partenariats. D’un côté, il y a le partenaire européen, notamment français qui est présenté comme le principal allié, mais d’un autre côté, son principal fournisseur d’armes reste la Russie et il achète des drones à la Turquie et lui aussi s’est engagé dans une dynamique de dialogue avec les groupes djihadistes.

On a l’impression que les acteurs politiques en France ne sont pas conscients de la situation que vous décrivez. On a entendu le président Emmanuel Macron parler de la propagande médiatique russe sans citer de problème de divergence avec ce pays sur l’approche à suivre pour trouver des solutions adéquates. Qu’en pensez-vous ?
Cela, à mon avis, est préoccupant. Il ne faut absolument pas nier qu’il y a des campagnes de guerre de l’information, vraiment violente menée par la Russie. C’est d’ailleurs, à mon avis, sur ce front-là et uniquement ce front-là que la Russie est un acteur susceptible de porter atteinte gravement à un certain nombre d’équilibres. Absolument pas d’un point de vue opérationnel. Je n’aime pas du tout parler de mercenaires quand on évoque la société russe Wagner. Il s’agit d’un sous-traitant de l’Etat russe. Il est uniquement fondé sur l’appât du gain. Là, on est dans quelque chose de beaucoup plus subtile en réalité avec cette société dont le statut légal et les liens avec le Kremlin sont avérés, mais très difficiles à démontrer. Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que les conventions internationales sur le mercenariat permettent de lutter contre toute la panoplie d’instruments qui sont déployés par un acteur comme Wagner qui, encore une fois, est vraiment un sous-traitant de l’Etat russe. Je reviens à cette question de la guerre de l’information menée par la Russie, effectivement, à travers la société privée Wagner, mais aussi à travers des médias d’Etat comme Spoutnik ou Russia TV. Ces réseaux officiels traditionnels réactivent la propagande anti-impérialiste menée du temps de la guerre froide. Disons aussi que tous ces instruments-là sont, je pense, extrêmement graves. Ils pèsent sur l’Europe et leurs partenaires occidentaux en général, parce que ce sont des instruments aux mains d’un Etat qui est en mesure de recourir à des méthodes que doivent absolument et à tout prix, s’interdire d’utiliser les démocraties. Aujourd’hui, je pense que pour contrer cela, il faut développer des connaissances plus fines des réseaux locaux, des réseaux médiatiques locaux. Savoir s’adresser à ces opinions dans les langues locales à travers les communiqués. Ce type d’instruments est très important à mettre en œuvre. Il faut vraiment travailler pour définir de nouvelles approches et cela ne se fait pas en un jour. Les démocraties sont en face d’énormes défis pour répondre à la guerre de l’information, dans le cadre du respect des principes de la démocratie et des droits de l’Homme.

La France peut-elle travailler dans une approche locale avec les pays de la région tel le Maroc qui ont des liens culturels et religieux avec des pays comme le Mali ?
Je pense que c’est effectivement par le biais de solutions comme celles que vous évoquez avec des pays comme le Maroc que des réponses peuvent être trouvées à l’approche française pour le Mali. La France s’appuie sur l’Algérie avec laquelle les liens se sont détériorés au cours de la crise. Il y a eu même des interdictions de survol de l’espace aérien pour l’opération Barkhane, suite aux propos du président de la république sur l’histoire de l’Algérie. Bien sûr, je pense qu’il faudrait passer par ces canaux là, ce qui est évident, et la diplomatie française et les militaires français semblent avoir compris qu’il y a besoin de davantage de discrétion après beaucoup de déclarations intempestives, qui ont nui en réalité à l’image de la France. A propos du Maroc, la diplomatie africaine du Maroc est dynamique et très intéressante. Il a fait le choix de se tourner vers le continent africain, ce qui fonctionne très bien à mon avis et il a déposé sa candidature pour rejoindre les pays de la CEDEAO.

Quand vous parlez de déclarations intempestives, vous faites allusion à celles de l’ancien ministre des Affaires étrangères ?
Il y en a eu beaucoup. Le président français a demandé à ses pairs sahéliens de venir démontrer qu’ils avaient besoin du soutien français. Il y a eu aussi les conférences de presse de Jean-Yves le Drian et de l’ancien Premier ministre malien de transition. Le Drian a interdit aux Maliens toute négociation et le Premier ministre lui a répondu que c’était le choix des Maliens. Il y a eu également les déclarations de l’ancien ministre des Armées sur la lutte contre le terrorisme qui ont laissé penser que la France avait les moyens de détruire l’adversaire et de ramener la paix en quelque mois. Donc il y a eu toute une rhétorique qui, à mon avis, a été très contreproductive. Pour revenir à la thématique que vous évoquez, je pense que des Etats, comme le Maroc, ont un rôle à jouer. Le cas de la Mauritanie est intéressant parce que c’est un Etat qui n’a plus connu d’attaque depuis 2011, et surtout parce que c’est un Etat qui a joué sur toute la palette de solutions possibles. La Mauritanie a su déjouer la difficulté rencontrée par la France et les Européens. L’approche sécuritaire est nécessaire, maisil ne fallait pasla mettre seule en avant.

C’est une approche globale qui consiste à proposer une autre offre religieuse que celle des radicaux ?
Il faut, à mon avis, aborder toutes ces questions de nature normative, presque sociologique et juridique. C’est une guerre parmi d’autres. Ces groupes islamistes arrivent à conquérir des territoires, à les administrer et à réguler l’accès aux sources dans ces territoires. Je pense qu’en effet, les Etats subsahariens et les pays du Maghreb peuvent jouer un rôle ensemble.

Une dernière question, la guerre en Ukraine montre que les pays africains ne s’alignent pas sur la position de l’Occident. Ils défendent leurs intérêts. On a vu que le Maroc, le Sénégal et d’autres pays africains n’ont pas suivi l’Europe.
La communauté internationale, ce sont des visions du monde qui se confrontent et qui ne font pas nécessairement la promotion du même type d’ordre. Si on voit la carte du continent suite au vote au Conseil de sécurité concernant la résolution sur la guerre en Ukraine, la position dominante est celle de l’abstention ou de la neutralité. Je pense qu’il est nécessaire que les partenaires européens s’adaptent à leurs homologues sans vouloir les façonner. Je pense que l’erreur depuis la chute du mur de Berlin a été de croire que la politique étrangère dans ces régions devait consister à façonner ces Etats à leur image surtout quand on mène des politiques étrangères qui sont très ambiguës.

Source : Libération
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