Marie Rodet est Professeure d’Histoire africaine à la SOAS (School of Oriental and African Studies) de l’Université de Londres. Depuis plus de 15 ans, elle fait des recherches sur l’histoire de l’esclavage dans la région de Kayes. Elle analyse comment la résistance, les rébellions et la mobilité des esclavisé.e.s ont perturbé les relations supposées fixes de genre et les hiérarchies de pouvoir, conduisant à des renégociations complexes de la parenté, du mariage, des pratiques religieuses et, plus généralement, des notions d’appartenance en Afrique de l’ouest. Dans cette interview qu’elle a bien voulu nous accorder, la Professeure d’Histoire africaine décortique la pratique de l’esclavage !
Le Challenger : Vous avez fait beaucoup de recherches sur l’esclavage par ascendance. Comment expliquez- vous la persistance de ce phénomène plus de 60 ans après la fin de la colonisation ?
Marie Rodet : l’esclavage par ascendance continue de prévaloir dans de nombreuses communautés d’Afrique de l’Ouest. Il faut d’abord le définir. Les personnes concernées sont assignées au statut «d’esclave» au prétexte que leurs ancêtres auraient été capturés et que leur famille “appartiendrait” depuis lors aux familles considérées comme «nobles». Ce statut est transmis principalement par la lignée maternelle, afin de s’assurer que les enfants des femmes considérées comme «esclaves» naissent en esclavage. Des personnes concernées n’ayant même pas d’ancêtres capturés et vendus comme esclaves se sont vues attribuer le “statut d’esclaves” après avoir déménagé dans une nouvelle communauté. En effet, les étrangers qui cherchaient refuge dans un contexte de guerre et de raids esclavagistes se voyaient souvent attribuer un statut inférieur par les propriétaires terriens locaux. Les enfants «mis en gage» dans les périodes de famine restaient dans la famille du créancier quand la dette ne pouvait pas être remboursée et leurs descendants pouvaient se voir attribuer un “statut d’esclave”.
Aujourd’hui, le caractère héréditaire de l’esclavage persiste. L’esclavage a été aboli légalement pendant la colonisation, mais l’abolition n’était pas effective. L’administration coloniale elle-même tolérait l’esclavage par ascendance et a systématiquement recruté les anciens esclavisé.e.s pour le travail forcé. A l’indépendance, ces sujets sont demeurés tabous et les discriminations liées au statut «d’esclave» ont perduré. Cela inclut des restrictions à l’accès à l’éducation, à la santé, des interdictions de mariages entre personnes considérées «esclaves» et «nobles», certaines interdictions religieuses. En cas de refus du statut «d’esclave», les personnes sont confrontées à des embargos d’accès aux biens essentiels de leur communauté (écoles, marchés, centres de santé, puits, champs etc.), à des violences parfois extrêmes et sont souvent forcées de quitter leur village si elles ne se soumettent pas à la discipline esclavagiste.
Les tensions autour de l’esclavage sont dormantes ou réactivées selon les moments et les localités, mais le statut ne disparaît pas. C’est pourquoi il est crucial de sensibiliser les populations et de plaider pour l’adoption d’une loi spécifique criminalisant l’esclavage par ascendance afin de mettre définitivement fin à ce phénomène qui a de graves répercussions à de multiples niveaux et freine de développement social et économique des régions concernées.
Au Mali ces dernières années, on assiste à des violences en lien avec la pratique de l’esclavage par ascendance au niveau de certains villages. À votre avis, quelle peut être l’origine de ces actes de violences ?
Les violences surgissent à partir du moment où les personnes assignées au statut «d’esclave» refusent de se soumettre. Le simple refus par exemple de se faire appeler «esclave» peut suffire à déclencher des représailles extrêmement violentes. Depuis 2020, plusieurs personnes ont été assassinées pour avoir refusé l’esclavage. Il y a un an, en juillet 2022, dans le village de LanyMody, région de Kayes, une dame de 71 ans, Diogou Sidibé, a été assassinée dans son champ. Les «nobles» voulaient lui interdire l’accès à ce champ, bien que la justice ait reconnu son droit de propriété. Elle a refusé de cesser d’y travailler et c’est pour cela qu’elle a été assassinée. Depuis 2020, plus de 3000 personnes ont ainsi été forcées de fuir leur village dans la région de Kayes, notamment à Mambiri près de Kita. Ces populations sont obligées de trouver refuge ailleurs, où elles connaissent des conditions d’une grande précarité. Ces violences trouvent souvent leur origine dans le simple refus de l’esclavage et des discriminations associées au statut.
Si certains s’opposent à cette pratique, elle convient en revanche à d’autres. Ne trouvez-vous pas cela paradoxal ?
Ce que montrent les recherches sur le terrain c’est que, la plupart du temps, le discours qui fait de l’esclavage une coutume parmi d’autres sans conséquences majeures et soit-disant bien acceptée par tous et toutes, est tenu en majorité par les personnes considérées comme «nobles» et qui défendent ces pratiques. De plus, c’est un risque pour les personnes considérées comme «esclaves» d’exprimer une opinion contraire. Même dans les villages où les tensions autour de l’esclavage semblent apaisées, le simple refus de se faire appeler «esclaves » peut déclencher une nouvelle vague de violences.
Quelles sont les zones du Mali où la pratique de l’esclavage par ascendance persiste toujours ?
Notre étude de l’esclavage par ascendance s’est concentrée sur la région de Kayes, mais en réalité l’esclavage par ascendance persiste sur l’ensemble du territoire malien, ainsi que dans d’autres régions Afrique de l’Ouest, par exemple en Mauritanie, au Sénégal, en Guinée, au Niger, etc.
Les réponses apportées par les autorités nationales sont-elles à hauteur des attentes ?
Les autorités maliennes semblent prendre davantage la mesure du phénomène et l’importance de s’attaquer au problème pour la stabilité et le développement du pays. Néanmoins, les réponses ne sont pas encore à la hauteur des efforts nécessaires. Il faut maintenir l’effort de sensibilisation et accélérer le processus d’adoption d’une loi spécifique criminalisant l’esclavage, pour pouvoir poursuivre celles et ceux qui le pratiquent encore. Sans une telle loi, il sera extrêmement difficile d’éradiquer le phénomène.
Pensez-vous qu’il existe au Mali un lobby esclavagiste qui influence la prise des décisions ?
Il est difficile de parler d’un lobby esclavagiste organisé en tant que tel. Mais les familles «nobles» qui, traditionnellement ; possédaient des esclaves, sont souvent dans des positions de pouvoir, d’influence, encore aujourd’hui. Au-delà des intérêts directs que certain.e.s pourraient avoir dans la continuation des pratiques d’esclavage par ascendance, matériels ou pour maintenir une position sociale, de nombreuses idées persistent dans la société et les sphères de pouvoir, comme l’idée que l’esclavage n’est plus qu’une tradition, ce qui tend à minimiser ses conséquences voire à légitimer le phénomène. Cette idéologie est un des facteurs qui engendre la perpétuation de ces pratiques en théorie abolies et condamnées par les traités internationaux qu’a ratifié le Mali.
L’organisation récente d’une Cour d’assises à Kayes sur les pratiques liées à l’esclavage traduit-elle à votre analyse une volonté réelle de lutter contre l’impunité ?
C’est en tout cas un signe encourageant, et le rôle de la justice est absolument crucial dans la lutte contre ce phénomène. Il est capital que les victimes soient reconnues et compensées, et qu’il y ait des répercussions légales pour les auteurs de pratique d’esclavage et de violences.
Le 8 mai dernier, les experts de l’Onu ont exhorté les autorités maliennes à adopter une législation pour criminaliser l’esclavage dans le pays. Que pensez-vous de cette recommandation ?
C’est un point essentiel pour l’abolition effective de l’esclavage par ascendance au Mali. Bien que le pays ait ratifié plusieurs traités interdisant ces pratiques, et que l’esclavage soit aboli dans la loi, il n’existe pas de loi spécifique criminalisant l’esclavage par ascendance. Les victimes ne peuvent demander justice que sur le fondement d’autres délits ou crimes parallèles, comme les violences aux personnes, les attaques aux biens, mais rien ne permet dans le code pénal de réprimer la pratique de l’esclavage par ascendance en elle-même car ce crime n’est pas nommé en tant que tel ni défini. Dans le nouveau code pénal, l’esclavage est défini et criminalisé mais la définition employée ne correspond pas à la définition de l’esclavage par ascendance qui ne peut juste être réduit à un état de propriété. Il faut que la loi reconnaisse la spécificité de l’esclavage par ascendance qui relève plus de l’emprise et l’exploitation psychologique et physique que de la propriété en soit. Cet état des textes ne permet toujours pas actuellement aux magistrats de juger de manière appropriée ces affaires.
Après plusieurs années de recherche, que préconisez-vous pour mettre fin à la pratique de l’esclavage par ascendance ?
L’adoption d’une loi spécifique criminalisant l’esclavage est un point décisif, mais l’aspect légal n’est pas suffisant pour mettre fin au phénomène de l’esclavage. La sensibilisation est nécessaire à plusieurs niveaux. Au niveau juridique, une fois une loi appropriée adoptée, il faut s’assurer de la bonne application de la loi, en garantissant que les magistrats et les autorités locales soient correctement informés à propos de ces pratiques. Il est aussi crucial de sensibiliser la population générale via différents médias (télés, radios, journaux), en particulier les jeunes, pour alerter sur les conséquences de l’esclavage par ascendance et éradiquer ces pratiques.
Propos recueillis par Chiaka Doumbia
Le Challenger