Dans une interview qu’il nous a accordée, le ministre de la Justice, Garde des sceaux, Mamadou Ismael Konaté, explique les raisons de la suspension des activités de l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite (OCLEI) et les facteurs qui entravent la poursuite du procès Amadou Aya Sanogo et de ses codétenus qui ont entamé une grève de la faim depuis la semaine dernière
L’Essor : Après la grève du SYNTADE, le gouvernement a décidé une relecture de la loi portant prévention et répression de l’enrichissement illicite. De quoi s’agit-il ?
Mamadou Ismael Konaté : Les journées de cessation de travail sont toujours des moments de douleur pour les usagers du service public, mais aussi pour un Etat soucieux que les choses se déroulent le plus normalement du monde. Mais la grève a quelque chose de bien, en ce qu’elle oblige les partenaires à se concerter nécessairement, à échanger et à se parler par l’entremise de conciliateur dont le rôle et la mission visent à rapprocher les points de vue des parties tant que cela est possible. Dans tous les cas, l’intérêt général doit toujours prendre le pas sur toute autre considération. Le SYNTADE a mis en œuvre un préavis de grève en appelant à la cessation de travail durant quelques jours. L’occasion était bonne pour le SYNTADE d’expliciter au gouvernement les griefs que ces membres faisaient à la loi sur l’enrichissement illicite et la déclaration de biens dont sont assujettis certains fonctionnaires publics. Ces griefs ont été entendus et l’on ne saurait faire le reproche à un gouvernement qui entend les critiques venant de syndicat dont les membres sont concernés au premier chef par la mise en œuvre d’une loi qui vise à préserver les deniers publics. Le SYNTADE a dit et réitéré son adhésion de principe au combat contre la corruption et infractions assimilées, mené par le gouvernement. La lutte contre la corruption dans notre pays trouve sa source dans de nombreuses conventions internationales.
L’une de ces conventions est celle dite «Convention des Nations unies contre la corruption». Elle a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 31 octobre 2003 à son siège à New York. Notre pays l’a signée le 9 décembre 2003 et le Parlement malien l’a ratifiée le 18 avril 2008. Dès lors, la loi qui en découle a une valeur supérieure aux lois nationales. Dans ces conditions, notre pays est tenu de se conformer à l’ensemble des engagements souscrits au nombre desquels la «déclaration de patrimoine» par tous les «agents publics» et la prise d’acte d’incrimination de l’infraction d’enrichissement illicite.
Mais, une chose est de prendre une loi, une autre est d’être capable d’entendre et de prendre conscience des difficultés perçues par des syndicats, à l’occasion de la mise en œuvre de cette loi. Le SYNTADE a exprimé le souhait de voir plus de sécurité tout le long du processus de collecte des informations contenues dans les déclarations de patrimoine (DP), plus de confidentialité à l’occasion de la conservation des données, notamment à l’occasion du maniement des dossiers de déclarations de patrimoine. C’est bien tous ces points qui feront l’objet de discussions et d’échanges au sein de la commission instituée en vue d’y trouver des solutions idoines.
L’Essor : Certains Maliens pensent aujourd’hui que l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite est une structure mort-née, qu’est-ce que vous en dites ?
M. I. K : J’ai rappelé l’origine de cette loi et les exigences qui découlent de nos engagements internationaux. Cette loi et les textes subséquents ont donc tous la même source. L’office central de lutte contre l’enrichissement illicite (OCLEI) n’est pas une structure ex nihilo. Il est une autorité administrative indépendante, au même titre que le Bureau du vérificateur général (BVG). Il assure un rôle et une mission de première importance pour rendre plus efficaces les lois de répression en matière de corruption et infractions assimilées. Il n’est pas un organe de répression et elle ne se confond ni au parquet, ni au Bureau du vérificateur général. Il s’assure que les déclarations de patrimoine sont faites par les personnes qui y sont assujetties.
A l’occasion, il ouvre des enquêtes s’il y a lieu et lorsqu’il est saisi de dénonciations. Mais ses autres missions ne sont pas à négliger concernant l’élaboration de statistiques en matière de faits de corruption et d’enrichissement illicite, tout comme les études et analyses qu’il peut mener dans ces domaines en vue de juguler le phénomène au moyen de prise d’actes et/ou de correction des actes. L’OCLEI est bien utile et nécessaire dans le dispositif et le processus de lutte contre la corruption et infractions assimilées. C’est pour toutes ces raisons qu’il faut le maintenir et peut être l’adapter davantage.
L’Essor : Peut-on savoir l’avenir qui sera réservé à l’OCLEI à partir du moment où ses activités ont été suspendues ?
M. I. K : Seules ses activités publiques ont été suspendues. Il est plutôt bienséant que lorsque l’on cherche à régler des difficultés, il faut éviter de poursuivre autrement qu’en envisageant seulement des solutions. Alors que les points d’obstacles et de difficultés sont identifiés ou sont en passe de l’être, ce n’est peut-être pas le meilleur moment d’exiger des déclarations de patrimoine au sous-préfet de Ténenkou, de Labbezenga ou de Tinessako tant que l’on n’aura pas réglé la question de l’acheminement correct et sécurisé de leurs déclarations de patrimoine du lieu où ils sont à la Cour suprême. Tout comme ce n’est pas le meilleur moment pour adresser une mise en demeure à toutes ces personnes assujetties à déclaration de patrimoine et qui sont actuellement en fonction à Kidal ou à Abeybara. Ce sont là des difficultés opérationnelles que nul esprit ne pouvait prévoir ou anticiper avant la mise en œuvre de la loi. Ces questions qui se sont posées ailleurs que chez nous, sont à l’origine du ralentissement du processus de déclaration de patrimoine et d’ouverture des enquêtes dans de nombreux pays voisins dont le Burkina Faso, le Bénin et le Sénégal. La prise en charge de ces questions et la manière déterminante par le gouvernement de leur trouver des solutions constituent le défi qui nous engage en tant que gouvernement mais bien au-delà du gouvernement, toute la nation.
L’Essor : La lutte contre la corruption et l’enrichissement est un combat permanent au Mali. Qu’est-ce que vous avez à dire pour rassurer les partenaires au développement ?
M. I. K : Notre pays n’est pas différent des autres comme le Rwanda ou l’Ile Maurice, le Bhutan où la lutte contre la corruption constitue des objectifs politiques poursuivis et réussis grâce à l’engagement de tous. C’est une question de volonté politique en premier. Cette dynamique est confirmée du point de vue du gouvernement par la prise de textes législatifs et règlementaires contre la corruption, en parfaite liaison avec les engagements souscrits dans la Convention des Nations unies contre la corruption. Il reste maintenant pour le pays et la nation à observer ces textes et à les mettre en œuvre correctement et convenablement. Cette action doit être collective, elle concerne tout le monde et c’est l’affaire de tous. Tout le monde devrait s’engager dans la lutte contre la corruption et les infractions assimilées. Tout le monde devrait s’impliquer et jouer sa partition puisqu’il s’agit d’une «pandémie».
Sur ce plan, l’engagement doit être réellement citoyen. Il doit être plus nettement affirmé et les attitudes et les comportements de tous devraient s’en ressentir, évoluer et aller vers ce qu’il y a de mieux. Or, aujourd’hui, on assiste à une scène où tout le monde se jette la pierre à tout le monde en se cachant derrière les faits de corruption que nous ne cessons de diaboliser quand il s’agit des autres et banaliser lorsque l’on est soi-même concerné ou impliqué. Aujourd’hui, le phénomène de la corruption et de l’enrichissement illicite est mondial et doit être nécessairement jugulé.
D’aucuns prétendent que le phénomène est «naturel», mais même naturel, il est loin d’être légal. C’est pour cela qu’il faut manier autant d’actions de prévention que de répression. En l’absence de réaction, ceux qui se rendent coupables d’actes ou de faits de corruption finissent par banaliser leurs actes, pourtant graves et répréhensibles. Du coup, l’entourage direct, familial, professionnel et social ne retient plus que les gestes de largesse d’un «bien-faiseur» en faveur de tel chef de famille dans l’incapacité de lier les deux bouts d’une peine l’empêchant de régler le prix de la popote, vis-à-vis de cette pauvre mère de famille qui se voit soulagée de la charge d’une ordonnance médicale d’un enfant malade, sur le point de rendre l’âme, faute de soin et de médicaments, à l’égard d’une association de jeunes du quartier bénéficiant d’un complexe sportif de facture professionnelle mis à disposition, pour ce chef religieux qui reçoit d’importants fonds devant servir à ériger un bâtiment géant servant de lieu de culte…
Le danger de la corruption est partout et il est rampant. Aucun mérite autre que celui de l’argent illicite n’est reconnu et les règles de concurrence sont totalement bafouées en matière d’emploi, de commerce. Totalement pétris de richesses accumulées dans des conditions inacceptables, les coupables d’actes de corruption se consacrent à la constitution de groupes pour assurer leur propre sécurité dans un premier temps et glissent vers l’entretien de milices, pour tenir en respect tout ce qui peut venir contrarier leurs entreprises criminelles et funestes dans le pays. Dans ce lot, il y a les trafiquants en tous genres, d’armes à la drogue, des produits contrefaits à la fraude et au blanchiment. L’engagement du président de la République, du Premier ministre et de l’ensemble du gouvernement est total et sans aucun répit contre ce fléau. Cette volonté est aussi celle qui a été exprimée sans ambages par le SYNTADE à l’occasion des négociations.
Alors, que tout le monde s’engage contre ce fléau.
L’Essor : Pourquoi le procès Amadou Aya Sanogo et autres prend-t-il autant de temps ?
M. I. K : Pas du tout. Ce procès attend les résultats des expertises sans lesquelles aucune procédure ne pourra se poursuivre convenablement. L’engagement du gouvernement est que dans cette affaire, la justice soit, dans ce cas-ci et dans d’autres. Les premières expertises ont fait l’objet de contestation vigoureuse de la part des accusés et de leurs conseils. De nouvelles expertises ont été ordonnées. Un juge, membre de la Cour d’assises l’ayant ordonné, a été désigné pour suivre l’évolution des choses. Le parquet général de Bamako avait reçu toutes les assurances que les résultats de ces expertises seraient disponibles à la fin du mois d’octobre. Visiblement en raison de difficultés «techniques», le laboratoire a prorogé ce délai sans que cela ne soit hors du raisonnable. L’objectif étant de rechercher la vérité, ce temps doit être mis à profit pour que cette vérité soit possible. Pour le reste, c’est une affaire de justice dans laquelle je ne voudrais pas, en tant que Garde des sceaux, prendre part. Je puis donner les assurances d’un procès équitable et conforme aux normes et standards internationaux où tous les droits seront respectés et préservés.
L’Essor : Les codétenus d’Amadou Aya Sanogo ont entamé une grève de la faim le 6 novembre 2017, qu’est-ce qui justifie cette grève ?
M. I. K : Rien à mes yeux ! Je regrette cette décision des personnes accusées dans le cadre de cette affaire. J’avais jusque-là loué leur comportement durant la détention. Le parquet général et les autorités chargées de leur sécurité mettent tout en œuvre en ce moment pour que cette détention se déroule dans les conditions conformes au droit et à la dignité. J’espère que ces personnes ne manqueront pas de revenir à de meilleurs sentiments pour cesser de s’alimenter pour que jamais aucune vie ne soit mise en danger.
L’Essor : Nous avons appris dans la presse que le procès ne sera plus en transport à Sikasso. Le confirmez-vous ?
M. I. K : Sikasso a été choisie la dernière fois pour des questions évidentes de recherche de sérénité, nécessaire pour un procès de ce genre et de cette nature. Cette affaire bien que spéciale est et reste une affaire comme une autre. La presse dit beaucoup de choses, souvent une chose et son contraire, ce qui n’est pas souvent très audible et très accessible pour un esprit raisonnable. Rien de tout cela n’est arrêté et le moment venu cela sera dit.
L’Essor : Est-ce que le procès Amadou Aya Sanogo et autres ira jusqu’à son terme ?
M. I. K : Il est de l’intérêt de tous que ce procès se tienne et qu’il aille jusqu’au bout. La vie d’un militaire d’un côté et l’honneur militaire de l’autre ont autant de sens et d’importance que seul un procès équitable pourrait laver et/ou rétablir le cas échéant cet honneur.
L’Essor : Votre mot de la fin ?
M. I. K : La justice, la justice et rien que la justice. Le premier et ultime remède à la crise qui menace la survie de notre pays et de sa nation réside dans la justice. Revenons à ce fondement de la vie qui est de soumettre les violations, les déviances et les contradictions à l’appréciation de la justice. Bien évidemment, la justice des hommes n’est pas la justice de Dieu.
C’est pour cela qu’elle est loin d’être parfaite et qu’elle n’est pas sans failles non seulement au plan de l’institution justice elle-même, mais également vis-à-vis des hommes de justice qui ne sont d’ailleurs pas à l’abri de la critique, y compris violente mais pourvu qu’elle soit aussi constructive.
Les critiques à l’égard de la justice ne doivent pas être vides de sens. Elles doivent émaner d’hommes et de femmes qui ont eux-mêmes le sens de la justice et de la responsabilité. Aucun juge ne peut être jeté en pâture fût-il pour le pire des crimes. Laisser se réaliser un tel dessein aboutirait à mettre en danger l’institution judiciaire elle-même. Les juges évoluent dans un état de droit et sont et demeurent justiciables pour tous leurs actes devant la justice.
Propos recueillis par Madiba KEITA
Source: Essor