Emmanuel Macron a annoncé jeudi la fin de l’opération antijihadiste Barkhane. Celle-ci s’est heurtée à de nombreuses limites, de l’avis même de certains militaires français.
a France a-t-elle perdu la guerre contre le terrorisme au Mali ? Des voix s’élèvent en ce sens après l’annonce officielle du retrait “ordonné” des troupes françaises au Sahel, jeudi 17 février. Neuf ans après le début des opérations françaises dans la région, le bilan est lourd : 53 militaires français ont perdu la vie en opérations et les violences jihadistes et intercommunautaires ont fait des milliers de morts civils.
Lors d’une conférence de presse depuis l’Elysée, juste avant de partir pour Bruxelles (Belgique) et le sommet UE-Union africaine, le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, a récusé “complètement” l’idée d’un échec. “Que se serait-il passé en 2013 si la France n’avait pas fait le choix d’intervenir ? Vous auriez eu à coup sûr un effondrement de l’Etat malien”, a-t-il fait valoir. Pour autant, l’opération Barkhane s’est heurtée à de nombreuses limites, de l’avis même de certains militaires français. Franceinfo vous explique pourquoi.
Parce que la France s’est enlisée après l’opération Serval, réussie
Le 11 janvier 2013, la France lance l’opération Serval au Mali à la demande de l’Etat malien, pour enrayer la progression des jihadistes associés à Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), qui ont pris le contrôle de Kidal, Gao et Tombouctou, trois villes du nord du pays. Fin janvier, le président français de l’époque, François Hollande, est accueilli en libérateur par une foule en liesse et déclare connaître “le plus beau jour de (sa) vie politique”.
“Si la France n’était pas intervenue, aujourd’hui le Mali serait sous domination jihadiste. Ce combat, nous l’avons gagné”, soulignait en janvier auprès de l’AFP Jean-Yves Le Drian, actuel ministre des Affaires étrangères et ministre de la Défense de 2012 à 2017. Un excès de confiance dans une zone parmi les plus pauvres de la planète, minée par la corruption et les tensions communautaires, soulignent nombre d’experts. “Serval répondait à une bonne stratégie, avec des objectifs clairs et des moyens adéquats. La grande erreur a été de rester, estime l’historien militaire Michel Goya. On a voulu jouer les gendarmes au lieu de rester des pompiers. Mais il existait trop de problèmes structurels ingérables.”
Parce que la formation des forces armées maliennes n’est pas terminée
En 2014, l’ancienne puissance coloniale choisit d’étendre son action militaire avec l’opération antijihadiste Barkhane, qui prend le relais de Serval et qui comptera jusqu’à 5 500 hommes. Objectif : poursuivre la lutte antiterroriste et accompagner le Mali et ses voisins pour qu’ils soient capables d’assurer leur sécurité dans la région.
Mais dès l’année 2015, les attaques contre les forces sahéliennes et étrangères, ainsi que contre des lieux fréquentés par des étrangers, commencent à se multiplier. Les groupes jihadistes gagnent du terrain au Niger et frappent désormais le Burkina Faso. Malgré tout, “le Mali n’est pas tombé aux mains des jihadistes”, assure le colonel en retraite français Raphaël Bernard, déployé trois fois dans ce pays.
L’auteur du livre Au coeur de Barkhane (2021, éd. JPO) estime que l’effort de formation des forces armées maliennes (Fama) a porté ses fruits, avec un passage de 7 000 à 40 000 hommes. Mais pour l’ancien haut gradé, qui a quitté l’armée de terre en 2020, “nous n’avons pas atteint le but ultime, qui était de faire monter en puissance les Fama pour qu’elles soient capables de prendre en charge la sécurité de leur pays. On n’a pas été au bout de la mission”.
Parce que ce retrait risque de favoriser l’expansion des jihadistes
Si le Mali n’est pas tombé aux mains des jihadistes, ces derniers ont conquis du terrain au-delà de ses frontières. Comme l’a analysé Jean-Dominique Merchet sur France inter, jeudi, “la menace se déporte maintenant beaucoup plus au Sud ou à l’Est, vers les grandes capitales de l’Afrique”, comme Abidjan (capitale économique de la Côte d’Ivoire) ou Dakar (Sénégal).
Malgré la politique de “neutralisation” des cadres jihadistes, avec l’élimination de l’émir d’Aqmi, l’Algérien Abdelmalek Droukdel, en juin 2020, les groupes armés n’ont pas relâché leur emprise. Et les autorités maliennes, faute de moyens ou de volonté, n’ont pas repris le terrain et n’ont installé ni services ni forces de sécurité dans les régions délaissées du pays.
L’armée française abandonne ainsi le terrain face à un ennemi protéiforme, capable de se régénérer en renouvelant ses effectifs et en proposant des solutions alternatives à une administration locale défaillante.
Parce que la France a persisté face à un pouvoir malien de plus en plus hostile
Paris a composé avec l’immobilisme du président malien, Ibrahim Boubacar Keïta. Mais à l’incurie du pouvoir s’est ajoutée l’instabilité politique. En août 2020, puis en mai 2021, deux coups d’Etat successifs ont secoué le Mali et mis le pouvoir aux mains d’une junte qui a rapidement joué la carte du sentiment anti-français.
Bamako a fini par recourir, selon des accusations occidentales démenties par le Mali, aux services de la sulfureuse société privée russe Wagner. La junte a repoussé sine die l’organisation d’élections et multiplié les déclarations hostiles à Paris. “Quand j’étais au Mali, nous étions là pour la restauration de l’intégrité de l’Etat malien. Aujourd’hui, avec une junte malienne hostile, le sens n’est plus là”, souligne le colonel Raphaël Bernard. Selon l’ancien militaire, “cela a peut-être été une erreur stratégique de croire en un Mali indivisible”, alors qu’“un gouffre historique et culturel” sépare “les Touaregs du Nord et les Bambaras du Sud”.
Parce que les proches des soldats morts au combat dénoncent “un gâchis”
L’annonce du retrait est particulièrement difficile à avaler pour les familles des 53 soldats morts au combat. “Quel gâchis !”, s’emporte dans Le Monde Dominique Protin, père de l’adjudant Alexandre Protin, un des treize militaires tués dans une collision entre deux hélicoptères des forces françaises, en novembre 2019. Après cet accident, Emmanuel Macron avait tapé du poing sur la table et convoqué les chefs d’Etats du Sahel au sommet de Pau (sud-ouest de la France) pour exiger un sursaut collectif.
“Que penseraient nos enfants de tout cela aujourd’hui ?”, poursuit Dominique Protin dans les colonnes du quotidien du soir, considérant néanmoins que l’échec de la France au Sahel est d’abord à chercher du côté des responsables politiques maliens. “Je ne comprends pas pourquoi le Mali n’est pas parvenu à se reconstituer une armée. S’il avait voulu, cela aurait été possible. On a envoyé notre savoir, notre argent… Où tout cela est-il passé ? Vraiment, je ne comprends pas.”
Parce que cette décision signe l’échec de la lutte antiterroriste à l’extérieur des frontières
L’opération Barkhane était ce que l’on appelle une guerre asymétrique, dans une zone semi-désertique vaste comme l’Europe, contre un ennemi souvent soucieux d’éviter l’affrontement direct, mobile et capable de se fondre dans la population. La primauté de la réponse militaire à un fléau notoirement plus profond, stratégie adoptée par les Occidentaux dans d’autres parties du globe, en Afghanistan notamment, a montré ses limites.
En Afghanistan comme au Mali, les tentatives occidentales de mettre sur pied des structures régaliennes locales légitimes et résilientes (armée, administration, gouvernement) ont connu un échec cuisant. Dans ces zones, “les opérations de ratissage et de sécurisation, très vite considérées comme des succès militaires, cachent souvent les germes de conflits futurs encore plus complexes”, constate Bakary Sambé, directeur de l’Institut Timbuktu à Dakar. “Le contre-terrorisme classique (…) s’avère impuissant face aux racines de ce mal”, précise le chercheur, citant notamment “la pauvreté, le mal-développement, la mal-gouvernance, les injustices”.
La France a bien tenté de partager le fardeau avec la task force européenne Takuba, censée accompagner l’armée malienne au combat. Cette décision reposait globalement sur la logique du président américain, Joe Biden, pour l’Afghanistan, à savoir “une approche ‘over-the-horizon'” (sans présence au sol, frappant depuis le ciel), analyse Tore Hamming, chercheur au Département des études de la guerre du King’s College de Londres. Mais si cette formule permet de neutraliser un chef jihadiste, “ce n’est pas une stratégie pour gagner la guerre contre les jihadistes”.
Source: francetvinfo