Dans les années 2010, ils ont perdu leur travail à cause du début du cycle de violence. Aujourd’hui, ils sont traducteurs pour les militaires. Mais quand ces derniers partiront ?
Sur la natte où il partage thé et sucreries avec ses collègues dans un camp de l’ONU, Aboubacar laisse mal discerner si ses propos sont un froid constat ou un trait d’ironie face aux coups du sort dans le Mali en guerre.
Moustachu, la quarantaine, il a été guide touristique pendant quatorze ans jusqu’en 2014. La guerre lui a pris son travail puis lui en a donné un autre : Aboubacar est aujourd’hui interprète pour le contingent britannique de la Mission de l’ONU au Mali (Minusma). « Avant, c’était nous qui protégions les touristes blancs, désormais ce sont les Blancs qui nous protègent en brousse », sourit-il.
Comme lui, ils sont une douzaine à arpenter chaque jour avec les casques bleus britanniques la brousse où l’on parle tamasheq, songhai ou arabe. Il tire son chèche sur le nez, met des lunettes noires sur ses yeux et devient méconnaissable.
« C’est très différent de ce qu’on faisait avant, mais la finalité est la même : montrer le pays à des étrangers », explique Aboubacar, dont l’AFP a modifié le prénom, comme celui de ses collègues, pour leur sécurité.
Faire l’intermédiaire avec les populations
Les guides étaient nombreux ici à l’âge d’or du tourisme dans les années 1990-2000. Ils emmenaient « les Blancs » voir la mosquée de Djenné, les manuscrits de Tombouctou, se baigner dans les cascades de Banfora au Burkina Faso.
Ils ont perdu leur travail dans les années 2010 quand les poussées indépendantiste puis djihadiste ont déchaîné un cycle de violence meurtrière et rendu la région, riche de ses paysages et de son héritage, trop dangereuse pour les touristes. La plupart n’ont jamais retrouvé d’emploi.
Après quelques années de chômage, Aboubacar a suivi la suggestion d’un ami : mettre au service de l’ONU son bon niveau d’anglais acquis avec les touristes. Et il a pris l’avion pour la base de Gao, où stationnent soldats onusiens et français de l’opération « Barkhane ».
Désormais, dans le large manteau militaire qui lui tombe sur les hanches, il parcourt la brousse dans les blindés des soldats et fait l’intermédiaire avec les populations. Il assure les présentations, explique le mandat de ces étrangers armés et la signification de leur fanion bleu onusien. La présence d’acteurs armés sur le terrain est si variée que les communautés s’y perdent.
« La vie était belle » avec les touristes
Le lendemain, sous un arbre feuillu, seule tâche d’ombre abritant du soleil, Moussa, un collègue d’Aboubacar, aborde des hommes armés dont l’ONU veut contrôler les permis de port d’armes. Joyeux, tactile, avec un fort bagou, il prend par les épaules ce combattant d’un groupe armé. On croirait la réunion de vieux amis, si l’ambiance n’était plombée par la présence des armes et le soupçon.
Les traducteurs « sont absolument essentiels pour que l’on puisse faire notre travail », explique le capitaine Pierre Russell, du Long Range Reconnaissance Group britannique. « Nous allons parler aux populations locales et, sans la capacité des traducteurs à parler parfois cinq ou six langues, nous ne pourrions pas faire le travail », explique-t-il.
Le nombre total des interprètes des forces étrangères est inconnu. La dizaine d’entre eux avec lesquels l’AFP a échangé parle de plusieurs centaines. De retour au camp de l’ONU, les discussions sont vives. Il y a la nostalgie d’une époque révolue, quand « la vie était belle » et que les « Blancs » venaient appareil photo au cou.
Il y a aussi des critiques contre les engagements de l’ONU et de la France, dans un pays où la présence de forces étrangères est, au moins, sujette à questions. « Evidemment, on voit des choses, mais on garde nos opinions pour nous », élude Moussa.
« Chiens des Blancs »
Il y a surtout la peur du départ de ces étrangers avec, à l’esprit, l’exemple tout frais de l’Afghanistan d’où de nombreux interprètes n’ont pas pu partir, faisant face seuls à la menace des représailles sous les talibans.
Au Sahel, « soit on résout le problème et on sera applaudi à la fin de la guerre, soit ils [les djihadistes] seront encore là après le départ des étrangers et on devra partir », juge pensivement Youssouf, à la tête de la petite entreprise qui embauche les interprètes pour les casques bleus anglais.
L’air s’alourdit quand les interprètes racontent ceux qui les accusent d’être des « traîtres » et les appellent les « chiens des Blancs ». Alors ils se cachent. Leurs familles ne savent pas ce qu’ils font, leurs amis pensent qu’ils travaillent dans les camps de l’ONU comme tant d’autres employés locaux. Mais « on doit nourrir nos familles », justifie Youssouf, convoquant en une métaphore le souvenir de la colonisation : « A défaut de la maman, on va téter la grand-mère. »