Loin d’être efficace, la lutte contre la corruption au Mali semble plutôt se caractériser par le laxisme, qui crée la banalisation du phénomène. Au point que chacun devient sinon auteur, au moins complice du fléau. Malgré l’existence de plusieurs structures dédiées à la lutte contre elle, la corruption continue de prendre de l’ampleur, avec de nombreuses conséquences sur les comportements individuels et collectifs. Alors que certains préconisent une application stricte de la loi, d’autres suggèrent une redéfinition du concept en fonction de nos réalités sociologiques, afin d’adapter les méthodes de lutte.
« Il y a une clarification qui s’impose. Dans le sens général, la corruption est un phénomène que nous vivons à tous les niveaux. Mais il faut distinguer différentes formes et prendre en compte la dimension sociologique, c’est-à-dire comment nous la définissons. Généralement, quand on évoque la corruption, on se réfère au niveau des institutions de l’État, par exemple. La définition, la perception, les modes de gestion ou même de répression sont présentés sous l’angle de l’approche générale occidentale, étrangère », relève le Professeur Ibrahim N’Diaye, chercheur et Directeur du centre d’études multipolaire « Do kayidara ». Alors qu’à partir de ce point de vue il existe d’autres « formes de corruption », qui, dans notre approche sociologique, n’en, sont pas, ajoute le chercheur. Ainsi, certaines pratiques, comme le « woro songo » (littéralement le prix de la noix de cola en bamanan), autrefois « exécutées » avec des noix des colas ou encore des poulets, sont aujourd’hui monétarisées.
Les dépenses ainsi effectuées lors de missions ou au cours d’opérations administratives peuvent-elles être qualifiées d’actes de corruption ?
Codifier nos pratiques
Lorsqu’un usager du service public donne de l’argent à l’agent administratif qui lui a établi un acte, fait-il de la corruption ? Oui, si l’agent conditionne la délivrance de l’acte au paiement d’une somme d’argent. Mais lorsque l’usager estime qu’il est de son devoir de « faire un geste envers la personne qui a l’âge de sa mère, de sa tante ou de sa sœur, qui peut formuler des bénédictions pour lui », fait-il pour autant de la corruption ? C’est une dimension sociologique importante dans le contexte malien, selon le Professeur N’Diaye.
« Un travail d’analyse » s’impose, qui doit s’inscrire dans la durée. En effet, il faut par exemple qu’au niveau de chaque grande communauté, de « nouveaux codes soient définis », parce que les anciens ne sont plus valables.
Tant que les méthodes de lutte et la définition de la corruption seront des concepts étrangers au corps social, qui ne s’y reconnaît pas, la lutte contre la corruption au Mali restera un vain mot, parce que nous ne mettrons pas en phase nos pratiques avec nos lois. Et ceci sans aucun complexe. C’est à nous de dire quelles valeurs nous reconnaissons et voulons préserver. Ainsi, au lieu d’une « caisse noire » dont l’existence est justifiée pour certaines institutions et certains ministères, il faut tout simplement instaurer un système « transparent », à partir duquel les lois prévoiront les allocations faites en fonction des besoins. Les fonds ainsi budgétisés seront « légitimement et le plus officiellement du monde » consommés, ajoute le Professeur N’Diaye.
Malheureusement, c’est au phénomène contraire que nous assistons, avec la consommation de fonds non budgétisés. Et, dans une forme d’hypocrisie généralisée, nous continuons d’encourager « la farce » de la lutte contre la corruption.
Des outils inadaptés
Si chaque pays connaît ses problèmes de corruption, les moyens de lutte contre le phénomène ne peuvent être efficaces que si les lois sont conformes au style de vie de chaque Nation. Ainsi, nous devons, selon le chercheur, regarder en face nos réalités et adapter nos lois à notre éthique sociale, car les « outils étrangers » sont incapables de gérer nos « profils sociologiques ».
Ainsi, parmi les institutions « budgétivores », seul le Bureau du Vérificateur Général (BVG) peut répondre aux attentes, à condition d’être « redimensionné ». En effet, le chercheur préconise la création de BVG autonomes dans toutes les régions. Cette autonomie supposera un droit de regard, de contrôle et de sanction sur les services aussi bien publics que privés.
Plus que les institutions, ce sont les méthodes qui doivent changer pour que la lutte contre la corruption puisse aboutir. En principe, si la corruption existe dans la société malienne, c’est parce que nous sommes en porte à faux avec nos valeurs, reconnaît M. Mohamed Ben Chérif Diabaté, traditionnaliste, chercheur et fondateur du Réseau des communicateurs traditionnels pour le développement (RECOTRADE Mali). La société malienne a même construit des mécanismes pour éviter la corruption. En effet, les premières constructions n’avaient même pas de portes, parce qu’il « n’y avait pas de vols », explique M. Diabaté. Et, malgré les évolutions de la société malienne, celle-ci a toujours mis en place des mécanismes destinés « à protéger les individus contre les vices ». Donc le « vol et la corruption n’avaient pas leur place ».
Mais l’effritement de ces valeurs suite à l’abandon de notre système éducatif traditionnel a entraîné l’apparition de plusieurs phénomènes, dont celui de la corruption. Pour combattre ce fléau, la première action est une mise en synergie des institutions officielles chargées de lutter contre la corruption, qui doivent être réunies. « Sans complexe de supériorité », il faut accepter de confronter les systèmes traditionnels existants aux structures de l’État. Parce que ce sont « les structures informelles » qui représentent la population qui « nourrissent les structures formelles », souligne M. Diabaté. Il importe donc de leur donner la parole. Et, pour défendre des valeurs, il ne faut pas « des clubs créés de toutes pièces » et censés représenter la société civile, mais de vrais représentants, suggère M. Diabaté.
Mais combattre un système qui semble avoir pris le pas sur toutes les convictions ou valeurs n’est possible que lorsque tous les maillons de la chaîne fonctionnent convenablement.
La justice, maillon faible ?
Déterminée à mener la lutte contre le phénomène, la plateforme de lutte contre le chômage et la corruption s’engage à entreprendre des actions à long terme. Malgré la médiation menée par le RECOTRADE entre le Président du CNPM et celui de la Cour suprême, elle affirme que la « lutte ne fait que commencer ». Prévoyant de « constituer des dossiers pour déposer des plaintes collectives », elle prône de mener cependant les poursuites seulement « en cas de faits avérés ». Une démarche périlleuse et même inefficace, selon le chercheur Ibrahim N’Diaye. En effet, le système judiciaire, qui est l’ultime étape du processus de lutte, est tellement corrompu que les efforts de lutte sont voués à l’échec.
Il faut donc, même à ce niveau, envisager des « mécanismes traditionnels » et réécrire nos lois en fonction de ceux-ci, indique M. N’Diaye.
Revenir aux fondamentaux signifie l’application stricte de la loi, selon le Docteur Lassana Traoré, économiste. Même s’il reconnaît que « les mesures institutionnelles ne suffisent pas et qu’il faut éduquer les citoyens avec des règles de base et d’éthique », M. Traoré ajoute que « l’un des vrais problèmes, c’est la justice ». Et c’est le système politique qui a aggravé cette situation, en assurant la promotion d’un certain nombre de valeurs non reconnues par la société, ajoute M. Traoré. À cela s’ajoute « la faiblesse » de l’État, qui n’a même pas réussi à faire appliquer les dispositions relatives à la déclaration de leurs biens par les fonctionnaires.
La corruption n’est en tout cas pas une fatalité et nous avons les moyens de la combattre efficacement. Sans revenir vers le passé, nous pouvons cependant y puiser des mécanismes de gestion des hommes et des ressources, parce que nous « avons construit trois grands empires », relève M. Ibrahim N’Diaye. Il nous faut nous inspirer de principes qui sont immuables, conclut-il.
Journal du mali