ANALYSE. La question mérite d’être posée alors que la communauté internationale est profondément tiraillée sur l’attitude à adopter à l’endroit du chef de l’autoproclamée Armée nationale libyenne qui a attaqué Tripoli.
Par Patrick Forestier
Jusqu’à présent, la réalité sur le terrain libyen était abritée par le brouillard du langage diplomatique qui estompait les soutiens des deux grandes entités militaires qui s’affrontent pour le contrôle de Tripoli, symbole du pouvoir. Mais le coup de force du maréchal Haftar ne se passe pas comme lui, et ses alliés étrangers l’avaient prévu. Le vieil officier escomptait une victoire rapide grâce à une offensive éclair. Au bout de deux semaines, ses troupes marquent le pas sur une ligne de front de 150 km, même si les combats se déroulent surtout sur une quarantaine de kilomètres. Ses adversaires, rassemblés dans une coalition hétéroclite affiliée au chef du gouvernement d’union nationale (GNA) Fayez el-Sarraj, avaient annoncé à Khalifa Haftar le même sort qu’il avait subi il y a 32 ans, quand il fut capturé à Ouadi Doum par les combattants de Hissen Habré, l’ancien président tchadien.
Des signes avant-coureurs chez Haftar
À l’époque, Haftar était l’officier de confiance de Kadhafi, avec qui il avait fait la révolution. Mais au nord du Tchad, il avait subi en 1987 une cinglante défaite : des centaines de ses soldats avaient été tués et le « leader » l’avait limogé. Du coup, Haftar avait fait défection et monté, sous l’égide de la CIA, des opérations contre Kadhafi. Sans succès. Il avait ensuite rejoint les États-Unis. En Libye, personne n’a oublié les expéditions militaires au Tchad du colonel Kadhafi, qui se prenait pour le « roi de l’Afrique ». Elles étaient dirigées par Haftar et ont toutes mal fini. Aujourd’hui, ses ennemis de Tripoli le lui rappellent.
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Il semblait pourtant avoir retenu la leçon. À l’époque ses blindés étaient embossés derrière des murs de terre élevés par des bulldozers. Des chars canons au moteur souvent grippé, fixes comme le préconisaient les Soviétiques aux armées arabes qu’ils conseillaient. Des cibles faciles pour les pick-up tchadiens armés de mitrailleuses qui fonçaient dans le désert à 100 à l’heure. C’est le même type de véhicule, souvent flambant neuf, qui équipe aujourd’hui son autoproclamée Armée nationale libyenne, que l’officier devenu citoyen américain a appelé du même nom que celle qu’il avait formée il y a trente ans à N’Djamena. Elle est équipée de véhicules armés de 2 ou 4, canons de 14,5 mm ou 23 mm antiaériens à tir rapide capables de pulvériser le mur d’un immeuble à 2 000 mètres. Depuis son fief de Cyrénaïque, des centaines de ces 4X4 ont conquis depuis janvier le Fezzan désertique, au sud, avant de fondre sur la capitale. Un rezzou motorisé propice aux grandes étendues, stoppé pour le moment dans les faubourgs épars de Tripoli, où les milices progouvernementales, que l’ANL aimerait retourner, défendent leurs positions dans les cours des maisons éparses qui forment la grande banlieue. Des combats qui sont de plus en plus meurtriers : près de 130 morts et 600 blessés. Un chasseur Mig 23 de la, modeste, aviation d’Haftar, a été probablement abattu, même si l’ANL attribue le crash à « une panne technique ». De quoi toutefois s’interroger du côté des alliés du maréchal qui veulent être rassurés.
Le 14 avril dernier, il rencontre au Caire le président Sissi, et son chef des services de renseignements égyptiens Abbas Kamel qui coordonne le soutien à l’officier rebelle. Les échanges ont porté sur les « derniers développements de la situation en Libye » affirme un communiqué sibyllin. Juste avant son offensive, il a été reçu à Riyad par le roi Salman Ben Abdelaziz Al Saoud. Selon le Wall Journal, l’Arabie saoudite lui aurait promis des dizaines de millions de dollars pour assurer sa victoire. À la même période, fin mars, le tout-puissant prince héritier d’Abu Dhabi Mohammed ben Zayed se rend au Caire pour rencontrer le président Sissi, dont le pays partage une longue frontière avec la Libye. Un feu vert pour Haftar semble prendre forme. Les trois régimes honnissent en effet les Frères musulmans, une confrérie islamiste représentant l’opposition aux monarchies d’Arabie. Un danger, aussi, pour le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi. Après avoir destitué en 2013 le président Mohamed Morsi et mis au pas le Hamas palestinien en bloquant la frontière avec la bande de Gaza, il détient toujours sous les verrous des milliers de partisans de l’ancien chef de l’État. Un second combat anime les trois capitales : son opposition à La Turquie du président Erdogan, qui se voit Calife de la Sublime Porte, régnant sur le monde sunnite comme jadis, lorsque Istanbul se dénommait Constantinople.
Avec la Turquie, le petit Qatar, puissant grâce à son gaz et sa chaîne de télévision Al Jazeera, proche de l’Iran perse et chiite, est accusé par Riyad et le Caire de soutenir les « Frères ». La crainte de ces deux capitales : que le chaos libyen n’amène un foyer islamiste dans le monde arabe. Haftar, qui se présente comme étant implacable contre les terroristes, sera leur glaive. Pour le Caire, Riyad et Abu Dhabi, le danger est à Tripoli, au sein du gouvernement de Fayez el-Serraj soutenu par Ankara et Doha, et seul reconnu par les Nations Unies. Cet ancien architecte et homme d’affaires ne contrôlerait pas assez les milices de la capitale, sous la coupe de bandes armées et qui seraient infiltrés par des groupes islamistes. Haftar, qui ne semble pas séduit par un processus électoral, choisit la voie des armes pour conquérir Tripoli et chasser le chef du gouvernement. Quitte à exacerber un peu plus des rivalités qui dépassent aujourd’hui le Moyen-Orient.
Plus rien ne va entre l’Italie et la France
L’Union européenne est en effet désormais impactée depuis le début de la bataille de Tripoli, qui a entraîné l’annulation dans le pays d’une conférence organisée par les Nations unies soutenue par elle. Car si les déclarations publiques à Bruxelles sont toujours pour la paix en Libye, les huis clos sont plus tendus, en particulier entre l’Italie et la France. Rome n’a en fait jamais digéré l’intervention militaire française dans son ancienne colonie déclenchée par Nicolas Sarkozy en 2011. Sans préparer surtout l’après-Kadhafi et la protection contre le vol de ses gigantesques stocks d’armes, qui ont armé les djihadistes et provoqué le chaos au Sahel. Depuis, ENI, la compagnie nationale italienne qui exploite le pétrole libyen, voit Total comme un concurrent qui risque de prendre de nouveaux permis d’exploitation avec Haftar.
Depuis la venue du gouvernement d’extrême droite et eurosceptique de la Ligue et du Mouvement cinq étoiles, le ton est monté. Fin janvier, Matteo Salvini accuse la France de « ne pas s’intéresser à la stabilisation de la Libye » parce qu’elle y aurait « des intérêts pétroliers contraires à ceux de l’Italie ». À propos des migrants, le ton était déjà monté avec Emmanuel Macron. Le bouillant Matteo Salvini s’est rendu à Tripoli et a passé des accords avec le gouvernement d’el-Serraj pour empêcher leur départ. Pour lui, la France est même responsable de leur situation. À propos d’Haftar, Rome dénonce le soutien, en premier lieu diplomatique, de la France. Jean Yves Le Drian a beau dire qu’il n’existe aucune solution militaire en Libye et que la France demande à toutes les parties la cessation immédiate de toutes les hostilités, ces annonces « généralistes » ne convainquent pas grand monde. Le maréchal Haftar, qui a pourtant commencé les hostilités, n’est pas désigné comme l’agresseur. Il est mis au même niveau, sinon dos à dos, du Premier ministre reconnu par la communauté internationale.
Un soutien sans faille de la France ?
À Tripoli, l’ambassadrice de France est sommée par sa hiérarchie d’aller expliquer au Premier ministre libyen, attaqué par le maréchal, que la France n’a rien à voir avec cette opération militaire. À Paris, une « source diplomatique » assure que la France n’a « pas de plan caché ni de double discours » en Libye. Mais quelques jours après, le journal italien La Repubblica annonce qu’Emmanuel Macron s’est opposé à un projet de déclaration commune européenne sur la Libye. Motif : le texte mentionne la responsabilité du maréchal Haftar dans la crise. Le 4 avril dernier, à la réunion du G7 à Paris le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini reproche à « un certain pays », c’est-à-dire la France, de soutenir l’offensive de Khalifa Haftar. En fait, si les conseillers français, dont plusieurs ont été tués, ne sont peut-être plus sur les lignes de front comme il y a encore trois ans, les liens n’ont pas été rompus entre le maréchal et les autorités françaises. Depuis qu’il était ministre de la Défense sous François Hollande et aux Affaires étrangères avec Emmanuel Macron, Jean Yves Le Drian ne manque pas de rendre visite à Haftar à chacun de ses voyages en Libye, au nom d’une neutralité qui est désormais fortement entamée. Celui de la fin mars, quelques jours avant l’offensive, a provoqué la polémique. Pour le Quai d’Orsay comme à l’Élysée, Haftar reste toujours incontournable sur la scène libyenne au nom de la lutte antiterroriste, par rapport aux groupes djihadistes qui pourraient menacer la France et à ceux qui attaquent les soldats de l’opération Barkhane au Mali. Mais pas seulement. Au nom d’un partenariat stratégique, assez flou, revendiqué par le ministre et son président, la France est aussi l’allié de ses trois clients en armement les plus importants, l’Égypte, les Émirats et l’Arabie saoudite qui considèrent, à l’instar de Paris, le maréchal Haftar comme le meilleur rempart contre l’islamisme en Libye. À condition qu’il remporte la bataille de Tripoli et réussisse ensuite à s’imposer sans les armes.
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