Diplômé en stratégie-politique de défense, en Intelligence Economique, en Relations Internationales-Géopolitique, en Science politique et en Economie-Gestion, Boubacar Salif Traoré intervient aujourd’hui comme expert et consultant aux côtés des gouvernements et organismes publics du Mali et d’ailleurs. Egalement spécialiste des activités de l’environnement, ancien responsable de site chez Suez Environnement (numéro 2 mondial) et chez Veolia (numéro 1 mondial), il a conduit de nombreux projets comme de grands travaux de transformation de site, (installation de nouveaux outils, recrutement de personnel, optimisation des ressources, préparation d’appels d’offres et gestion de 100 personnes). Conférencier à l’Institut catholique de Paris au sein du master 2 Géopolitique et Sécurité Internationale et auditeur pour l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale en France, Boubacar Salif Traoré déplore, dans cette interview exclusive, l’impasse actuelle dans la sortie de crise au Mali et table sur 2018 comme tournant décisif.
Mali-Horizon : Vous êtes économiste et expert des questions de sécurité et d’environnement. Quelle appréciation faites-vous de la santé de l’économie malienne ?
Boubacar Salif Traoré : L’économie malienne est en berne. Elle est principalement soutenue par l’aide extérieure à hauteur de 60% pour l’Etat. Le principal problème reste l’incapacité à créer de la valeur.
Le pays dispose d’atouts considérables dans le domaine des activités rurales, mais les politiques annoncées par les autorités restent inadaptées au contexte. Comment expliquer par exemple l’effondrement de la filière des fruits au Mali, à commencer par la filière mangue, le Mali n’atteint même pas 1% de ses capacités de production. Ce problème est d’abord lié à l’absence d’une politique cohérente en faveur des producteurs. Le pays possède le premier cheptel de l’espace UEMOA, mais cela n’a pratiquement aucun impact positif sur l’économie, à cause de la désorganisation. Pire, malgré ses atouts, le Mali reste le premier importateur de l’espace UEMOA et présente un déficit commercial de près de 400 milliards de FCFA.
Par ailleurs, la part de l’informel reste scandaleusement élevée. L’Etat n’a jusque-là trouvé aucune solution viable. Et l’adoption d’une loi autorisant les entrepreneurs à créer une SARL avec un capital de 5000 FCFA a surtout provoqué une anarchie, par le renforcement des entreprises hybrides et éphémères.
L’incapacité à poursuivre la politique de paiement de la dette intérieure, initiée entre 2015 et 2016, a fragilisé les entrepreneurs et a réduit la marge de manœuvre des consommateurs. Ce qui entraîne une crispation de l’activité économique.
Vous l’aurez remarqué, je n’ai pas fait allusion aux ressources du sous-sol, car je reste convaincu que c’est un couteau à double tranchant et il faut s’en méfier. Prenez exemple sur les pays pétroliers africains, certains ont connu une chute des recettes de près de 90% ! Cette situation est très dangereuse pour l’avenir global du pays. A contrario, le Maroc arrive aujourd’hui à nourrir de nombreux pays africains y compris le nôtre en cultivant dans le désert…Nous avons des atouts qui nous permettent de suivre l’exemple du Maroc en maximisant sur la production locale à travers un cadre organisé et cohérent.
2015-2016 fut incontestablement, l’année d’or de l’économie malienne, à travers le franchissement de la barre des 2000 milliards F CFA pour le budget, à travers l’annulation de 43 milliards de FCFA de la dette malienne, le payement d’une partie de la dette intérieure, la réduction du déficit budgétaire à -0,9% contre près de 3% lors de l’exercice précédent et enfin à travers une réduction de la balance commerciale de près de 33 milliards.
L’économie malienne doit rapidement retrouver cette dynamique, car le pays dispose de possibilités pour y parvenir.
M H : Les gouvernants se félicitent souvent des bons indicateurs comme le taux de croissance (qui n’impacte pas le quotidien des populations). Qu’en pensez-vous ?
BST : J’ai toujours affirmé que les indicateurs économiques sont comme la météo, il y a la température annoncée et la température ressentie. Il y a à ce sujet plusieurs problèmes.
Un ancien ministre malien de l’économie (Mamadou Igor Diarra) avait fait allusion à la perception du bonheur au sujet de l’économie malienne. Je suis sur la même longueur d’onde que lui, car il est certain que le pouvoir d’achat des Maliens a globalement augmenté, mais les dépenses ne sont pas cohérentes.
Les dépenses « contraintes » sont souvent reléguées au second plan face aux dépenses de prestige.
C’est pourquoi, il faudrait des mesures de protection des consommateurs et des associations de consommateurs.
Quant à la croissance, le plus grand problème est qu’une grande partie de cette croissance est liée aux aides et aux ressources naturelles. Nous avons eu le cas en 2012 où l’arrêt des aides avait en partie fait passer la croissance de 5% à moins de 1%.
La croissance ne produira des effets réellement positifs sur les citoyens que lorsque la consommation se portera bien, au même titre que les exportations et l’augmentation du budget en faveur des investissements productifs.
La transformation de notre économie, en faveur d’une croissance positive et inclusive, passe par l’enclenchement d’un véritable processus qui prendra en compte en premier lieu la responsabilité budgétaire de l’Etat, la création d’un cadre favorable aux entrepreneurs, l’indépendance énergétique, l’adaptation des formations et la sécurisation du pays (juridique et militaire).
Par ailleurs, je reste convaincu que notre gouvernement doit transformer la formidable croissance démographique de 3,6% en un atout, à travers le développement rural, car dans certaines zones il y a un manque cruel de bras valides et le pays compte de nombreuses zones où l’on a zéro habitant au km².
Enfin, le Mali a grand intérêt à définir un cadre de gestion des biens de la diaspora en vue d’un véritable partenariat progressif entre Maliens de différents horizons.
Sans ces dynamiques nous aurons toujours une croissance trompe-œil.
M H : Pourquoi, selon vous, le Mali est riche en ressources naturelles (minières notamment) mais le pays peine à décoller économiquement ?
BST : Au risque de me répéter, je pense qu’il faut arrêter de se focaliser sur les ressources naturelles dont la gestion est opaque d’une part et d’autre part, les ressources à elles seules, n’ont fait le développement d’aucun pays.
Pour sortir de cette situation, le Mali doit d’abord enclencher une véritable politique en faveur de la jeunesse, qui représente 75% (0-35ans) de sa population. L’absence d’inadéquation entre formation et besoins locaux est un frein au développement et au bien-être.
Je suggère aussi une politique dynamique en faveur de l’autonomisation réelle des femmes, j’insiste sur réelle, car de nos jours, l’autonomisation est employée partout et l’Etat se donne bonne conscience en se contentant de donner des enveloppes symboliques sans aucun autre soutien en terme d’accompagnement. A quoi sert de donner de l’argent si l’on ne lutte pas contre l’accaparement des terres ? Le maraichage fait partie de ses activités pouvant aider les femmes à avoir des activités génératrices de revenus.
Il faut sortir de cette situation en mettant en œuvre une véritable politique de soutien et d’accompagnement en direction des populations.
La trop grande focalisation sur les ressources naturelles fait que le secteur primaire est encore encouragée au détriment du secteur secondaire, pourtant capital dans l’atteinte des objectifs de développement.
M H : La crise sécuritaire aggravée permet-elle de garder quand même espoir en des lendemains économiques reluisants pour le Mali ?
BST : Il est certain que la crise sécuritaire est un gros handicap pour l’économie malienne. La carte des zones rouges diffusée à l’international, n’épargne que quelques petites parties du sud du pays. Des zones comme la région de Mopti, jadis considérée comme un véritable « eldorado » économique est désormais déconseillée aux investisseurs. Egalement, les services économiques de l’Etat ont dû abandonner de nombreuses zones de collectes d’impôts et de taxes.
La situation est certes mauvaise, mais cela ne doit pas faire perdre et l’espoir et la combativité car les Maliens ont prouvé à diverses occasions leur capacité de résilience et leur détermination. Le nombre de réfugiés et de déplacés maliens aurait pu atteindre le triple des chiffres actuels, mais les populations sont majoritairement restées et se battent quotidiennement pour maintenir certaines activités. Je tiens à leur rendre hommage.
La reprise de l’activité économique est liée à la sécurisation et à la stabilisation du pays, qui sont-elles mêmes liées à une stratégie politique cohérente.
Sur ce sujet, la balle est dans le camp des autorités, qui peinent à instaurer un climat de confiance avec les populations des zones exposées à la grande insécurité.
M H : La signature de l’Accord avec les groupes armés n’a pas permis de sortir de la crise. Quelles sont vos propositions de sortir de cette situation d’enlisement ?
BST : L’accord est devenu un piège. Il est inapplicable tout en ne pouvant pas le rester indéfiniment…
Cela est le résultat d’une absence de concertations sérieuses, car le problème reste toujours le même. Tout sur la forme et le fond est oublié, c’est pourquoi, les différents processus ne sont pas durables.
Je pense qu’il faut renégocier cet accord en incluant la population dans sa grande majorité.
Je pense également que l’échec du processus de révision constitutionnelle doit conduire à revoir certaines dispositions de l’accord comme la désignation des présidents de régions au suffrage universel direct et la création du Sénat.
Il faut également profiter de cette occasion pour revoir tous les projets de financement concernant le nord du pays et redéfinir de nouvelles priorités.
La réhabilitation des écoles doit être une priorité absolue, tout comme la réhabilitation des infrastructures routières et l’accès à l’eau.
L’accord doit surtout refléter une volonté de relance économique durable à travers des programmes cohérents et réalisables.
Il faut surtout des projets chiffrés et un calendrier de réalisation.
M H : Quelle stratégie pour permettre à nos forces de défense et de sécurité de relever les défis auxquels le pays fait face ?
BST : C’est une vaste question, car le Mali doit avoir une vision large, cela à cause de l’élargissement progressif de la zone d’impact de la crise.
Au Mali, il y a les forces maliennes, les forces venues de la sous-région, de la région et de l’international. Cela impose une vision stratégique élargie, intelligente, équilibrée et surtout efficace.
La réussite d’une intervention internationale dépend de l’attitude du pays hôte. Plus son leadership est affirmé et cohérent, mieux la mission se déroule.
Le cas malien est inédit car plus d’une trentaine de cultures militaires différentes interviennent directement en même temps : le Mali, la France, la MINUSMA et ses plus de 20 nationalités différentes, l’Union Européenne et les Etats-Unis, sans oublier des interventions ponctuelles de pays voisins comme l’Algérie.
Dans ce contexte, la première mission consiste pour le Mali de posséder lui-même des forces crédibles pour ensuite proposer un cadre d’évolution cohérent et crédible aux différentes forces, tout en maintenant un équilibre intelligent.
Cette posture requiert d’abord pour les autorités maliennes d’offrir une lisibilité et une vision en matière d’objectif final recherché.
Par ailleurs, l’on ne cessera jamais de le dire, il faut créer un cadre d’échanges cohérent en matière de partage de renseignements.
L’autre volet concerne les actions civilo-militaires, car la crise ne prendra fin que si la population est progressivement impliquée en faveur des forces loyalistes.
Bref, la stratégie doit être clairement globale et portée par l’Etat, ensuite la déclinaison de cette stratégie à différents niveaux, sera la mission de celles et ceux qui sont censés de sa mise en application vectoriellement en vue d’une réussite globale.
Je constate que les autorités maliennes sont loin du compte, par l’absence d’une absence de stratégie globale.
M H : Au plan environnemental, les défis sont tout aussi immenses, quelle est votre analyse de la situation ?
BST : Sur le plan environnemental, pour le coup, je vais être très sévère. Au Mali tout reste à faire, car les politiques ne sont pas du tout cohérentes et ne produisent aucun effet. L’écologie n’est pas une publicité ou un objet politicien, mais une raison de vivre.
Au Mali, je ne vois aucun texte applicable malgré la présence de structures pléthoriques. De nombreuses industries polluantes échappent complètement aux obligations règlementaires.
L’Etat du Mali a complètement échoué dans la gestion de la faune et de la flore. L’exportation et l’utilisation abusive du charbon de bois y compris par les autorités en charge de l’environnement démontre la totale inconscience.
En matière écologique, le Mali est engagé dans une dynamique d’interdiction de solutions.
Nous assistons régulièrement aux tempêtes de sable à Bamako, inimaginable il y a quelques années, car Bamako était l’une des capitales les plus verdoyantes d’Afrique de l’Ouest.
La spéculation foncière a fini par achever l’écologie malienne qui est pourtant vitale pour l’économie du pays à travers les activités rurales.
Jamais je n’ai vu une telle situation où, d’année en année, tous les citoyens du pays assistent impuissamment à la décadence progressive du cadre de vie dans le pays.
Je pense qu’il faut immédiatement revoir tous les textes règlementaires dans le domaine écologique.
Je suggère également d’épauler de manière considérable les associations et ONG de lutte contre la désertification et le changement climatique.
Je pense qu’il faut des solutions locales adaptées à la collecte, au traitement et la valorisation des déchets, qui « tuent » les potentialités du Mali. Il y a lieu de développer l’intercommunalité sur la gestion des déchets et engager des débats publics.
Chaque région doit disposer au moins d’un dépôt de transit et d’un dépôt final au minimum.
L’Etat doit prouver sa crédibilité en rendant applicable la loi sur l’interdiction des sachets plastiques. Pour cela, l’Etat doit aussi proposer des solutions alternatives crédibles.
Au sujet de la lutte contre la déforestation, il faut une politique de reboisement de l’Etat et soutenir les solutions alternatives au charbon de bois comme le biogaz ou encore la technologie développée par Cleef System, qui consiste à transformer la boue en combustible.
Je propose une vaste politique de renforcement des capacités et de formation autour des activités du déchet et de l’assainissement.
Enfin, le Mali doit revoir sa stratégie dans les négociations internationales, en mettant en avant le caractère spécifique du pays, composé de plusieurs zones climatiques. Puis, chaque administration doit disposer d’un chargé de l’environnement pour préparer la stratégie globale du pays dans les rencontres internationales.
M H : Le Mali est à quelques encablures des élections décisives de 2018. Quels sont vos attentes pour ces échéances ?
BST : Je suis diplômé en Administration d’élections et je me suis spécialisé sur les « élections post crises ». Je connais les dégâts que peut provoquer une élection mal organisée.
A cet effet, je souhaite des élections libres et transparentes en prenant en compte les aspirations du peuple malien.
Je souhaite également que le débat soit à un bon niveau, en prenant en compte le développement du pays, tout en évitant une focalisation sur les personnes.
Je souhaite enfin que tous les acteurs restent fidèles à nos obligations culturelles, à savoir la réciprocité du respect.
M H : Votre mot de la fin
BST : Le Mali est un pays aux immenses potentialités, mais qui par manque de politiques cohérentes est anéanti par la misère.
La tâche n’est certes pas facile, mais des solutions existent, elles font appel à un esprit patriotique élevé.
Il est important de favoriser la mutualisation des efforts, de responsabiliser les plus méritants, car il n’y a plus aucun choix si ce n’est celui de produire des résultats positifs pour la population.
L’Etat doit faire preuve de responsabilité en luttant efficacement contre la corruption et le dérapage budgétaire. Et les investissements publics doivent être renforcés et orientés vers les sphères de production, pour libérer les possibilités d’emploi pour la jeunesse.
Le pays doit améliorer son image à travers une diplomatie d’initiative et un renforcement de la diaspora en valorisant leurs investissements.
La paix, le développement du nord, la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la protection des mineurs, l’éducation, la justice et l’égalité des chances sont entre autres d’immenses défis.
Une chose est certaine, 2018 est un tournant décisif pour notre pays, car cette élection marquera le renforcement de notre processus démocratique interrompu en 2012 et elle marquera également une présence importante de la nouvelle génération et donc, je l’espère, de propositions nouvelles et concrètes.
Chaque Malienne et Malien doit se sentir concerné par ce rendez-vous, car la situation du pays invite à une mobilisation générale en vue de rechercher des solutions innovantes et crédibles.
Pour ma part, je reste concentré sur les perspectives de développement de notre pays. J’agirai toujours avec le seul souci de permettre à mes compatriotes et surtout à la nouvelle génération de vivre mieux.
Je garde la conviction que le combat du mieux-vivre est gagnable à condition que nous soyons tous engagés positivement tout en soutenant celle ou celui qui dispose des meilleurs atouts pour transformer positivement le pays. Je vous remercie.
Interview réalisée par Bruno D SEGBEDJI
MALI-HORIZON