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« Les Djihadistes Utilisent La Fragilité Des Bergers Peuls »

Retour sur les origines d’un peuple nomade, souvent stigmatisé, et sur les raisons des ralliements djihadistes au Sahel.

La récente multiplication des attaques djihadistes aux frontières du Mali, du Burkina Faso et du Niger, zone dans laquelle devrait opérer le G5 Sahel, a soulevé de nouvelles inquiétudes. Elle a mis en lumière l’enchevêtrement entre les questions sécuritaires, religieuses et ethniques. Abou Walid Al-Sahraoui, ancien porte-parole du Mujao, qui a prêté allégeance à l’État islamique, faisant de son groupe « l’État islamique dans le grand Sahara », a recruté parmi les Peuls pour mener certaines de ces offensives.

Alpha Oumar Ba-Konaré, fondateur de l’observatoire Kisal, association issue du monde peul, pour la promotion des droits de l’homme dans les pays d’Afrique de l’Ouest, du Sahel et de la Centrafrique, revient pour Le Point Afrique sur l’histoire d’un peuple pointé du doigt et explique les mécanismes qui ont permis aux groupes djihadistes de les mobiliser.

Le Point Afrique : La question des Peuls au Sahel inquiète, pourquoi ?

Alpha Oumar Ba-Konaré : En ce moment, ils font l’objet de beaucoup d’attention, on veut comprendre qui ils sont, leur modus operandi, s’ils veulent leur propre pays. Je vais briser le suspense : non ! Vous trouverez deux ou trois Peuls sur une centaine pour lesquels ce sera le cas, plutôt dans la diaspora, ça revient comme une complainte. Le paradoxe, c’est que les Peuls sont à 99 % musulmans. Or, certains se voient comme les Juifs de l’Afrique. Pour une minorité extrémiste, avoir un pays serait la solution. Les groupes sur les réseaux sociaux sont très sensibles à la blessure et à la contagion. Ils voient qu’un Peul a été torturé dans un hameau en Centrafrique. Or, leur village vient d’être incendié au Burkina Faso, c’est très traumatisant, ils se demandent s’ils sont maudits. Cela pose la question du devenir de soi-même, dans sa localité, mais il n’y a pas de projet politique. C’est d’ailleurs une rengaine, une façon de se déprécier : « Nous, les Peuls, on n’a pas de solution. »

En revanche, il existe une forte identité peule, avec ses figures, ses héros.

Au Mali, il y a eu El Hadj Oumar Tall (fondateur d’un Empire toucouleur au XIXe siècle), Sékou Amadou (Empire peul du Macina, converti à l’islam), Ousmane Dan Fodio (Empire de Sokoto), Modibo Adama (royaume de l’Adamaoua)… Tout cela présente les Peuls comme des lumières de l’islam confrérique, qui ont apporté la conversion. En réalité, il y a une multiplicité de peuples et de questions peuls. Même s’il y a toujours eu un schéma binaire, avec des sédentarisés et des nomades. Les sédentarisés représentent les élites intellectuelles et religieuses, mais tous ne sont pas détenteurs du pouvoir théocratique. Le dernier grand djihad était celui d’El Hadj, il y a 150 ans. Aujourd’hui, ces familles n’ont aucun poids politique au Mali. C’est un islam d’intellectuels, de l’écrit, ils n’ont même pas de siège au Haut Conseil islamique du Mali (présidé par Mahmoud Dicko, wahhabite, NDLR) et il n’y en a que trois au Conseil de la Tidjaniya (soufie, NDLR). Dans le milieu pastoral peul, la pratique de l’islam est très modérée.

À quand remontent leurs origines ?

Les sources archéologiques et linguistiques montrent des éléments de peuplement au sud de la Mauritanie et sur les bords du fleuve Sénégal, il y a des milliers d’années. À partir de là, ils vont vers La Mecque et s’arrêtent en chemin. Toutes les familles ont un ancêtre qui a fait cela. On en reparle aujourd’hui, dans une démarche de réappropriation de l’identité peule, même parmi ceux qui ont des origines mélangées. Au Nigeria, il y a beaucoup de Haoussa-Fulani. Le président Muhammadu Buhari est d’une famille de lignage peul, par exemple, mais il ne le parle pas de manière fréquente. Le code de conduite, lui, reste : le pulaaku. C’est un ensemble de valeurs chevaleresques qui s’appliquent aux hommes et aux femmes, impliquant une certaine retenue, de la bravoure, de la sagesse, de l’endurance, de la mise à distance. On ne parle pas de la faim, de la souffrance, on baisse les yeux. On dit d’ailleurs : « S’il vous plaît, faites-le pour le pulaaku. »

On dit aussi que les Peuls sont rusés…

C’est ce que je veux dire par « sagesse et intelligence » ! Pour être un bon berger, il faut avoir le pulaaku, de l’endurance, traverser des marais, se replier quand c’est nécessaire, élaborer des stratégies de survie. D’où l’idée que les Peuls sont fourbes, utilisée dans les discours racistes en Guinée, au Sénégal, au Mali, au Bénin… Il y a aussi une survalorisation de l’esthétique, l’importance du port de tête, des bijoux… On est nomade, donc la culture se transporte sur le corps. On se pare de manière fière. Les États-nations se sentent menacés par cette différence, ils se demandent pourquoi nous nous réunissons, pourquoi nous célébrons cette culture. Alors que les nations celtiques en Europe, par exemple, ne mettent pas les États en danger. Chaque fois qu’il y a des conflits, cela ravive des choses douloureuses. Oumar Tall au Macina a tué des dizaines de milliers de gens pendant le djihad, il y a aussi eu des sécheresses et des mouvements de population, des intimidations démographiques. C’était le « fergo », l’exode, motivé par la recherche de nouvelles terres, la survie ou la fuite. Les gens débarquaient avec leurs troupeaux, des dizaines de milliers de têtes.

Aujourd’hui, vous estimez que les Peuls sont stigmatisés ?

Il suffit de lire la presse. Si vous faites une recherche Google « allogènes peuls contre autochtones », c’est terrible, ce qui sort. En Côte d’Ivoire, on trouve des titres comme : « Les Peuls, encore eux ! » Le Bénin, en 2013, a lancé l’opération Guépard contre les Peuls transhumants, une véritable traque. La question de la citoyenneté se pose vraiment. Au Ghana, certains au nord ne prennent pas de carte d’identité parce qu’on leur a dit qu’ils n’étaient pas d’ici, que leurs ancêtres venaient d’ailleurs. Ce sont des micro-agressions. En 2010, entre les deux tours de l’élection présidentielle en Guinée qui opposait Cellou Dalein Diallo, peul, à Alpha Condé, une figure de la campagne de ce dernier a dit que si les Peuls n’étaient pas contents, ils pouvaient aller en Somalie. Or, il y a eu des vagues de peuplement peuls anciens en Guinée, puis au XVIIe siècle, des « fergo » et le djihad. Le Fouta Djalon était la terre promise, verte, il y fait beau et bon. Ils étaient venus du Macina et du Fouta-Ro, mais ils sont maintenant natifs de Guinée.

Peut-on établir une parenté entre les Peuls et d’autres peuples africains ?

Le plus proche parent du pulaar, la langue peule, est le sérère, de la même grande famille que le wolof, de la vallée du fleuve Sénégal. Les Peuls disent donc qu’ils sont « venus de l’est ». Mais les Peuls, les Tutsi et les Somaliens ne sont pas proches génétiquement.

Comment expliquer le recrutement de Peuls par des groupes djihadistes ?

Ces groupes sont très intelligents. Ils utilisent un facteur d’allégeance différent pour chaque terrain et chaque ethnie, qui veulent se protéger. Le Mujao savait que les bergers peuls étaient fragilisés, ils ont utilisé ça. Rien que le fait qu’il y ait un combattant qui s’appelle Al-Fulani chez Aqmi est surréaliste. Les Peuls eux-mêmes s’appellent Pullo ou Fulé, ce sont les Haoussas qui les appellent Fulani et les Wolofs, des Peuls. Ces allégeances poussent à identifier les Peuls comme djihadistes, mais il n’y a pas de tradition martiale chez les bergers, pas d’habitude de frapper pour faire la guerre. L’arme traditionnelle et encore la plus utilisée est d’ailleurs l’arme blanche. Il y a bien prolifération des armes à feu, mais pour que les bergers peuls l’utilisent, il faut qu’ils y aient été entraînés.

Quel est le contexte aux frontières Mali-Niger-Burkina Faso ?

Le Mujao et Al-Sahraoui ont profité des conflits entre les Daoussahak et les Peuls les plus vulnérabilisés, les Toleebe. Avec les sécheresses des années 1970 et 1980, ils sont partis de l’ouest du Niger vers le Burkina Faso et le Mali, où ils ont été très mal accueillis. Quand le bétail meurt, on va razzier à côté, toutes les communautés le faisaient. Les Peuls semi-pasteurs ne voient d’ailleurs pas non plus d’un très bon œil de partager avec ceux qui arrivent. Ils sont aussi remontés vers la zone de Zinder où étaient les Touaregs, qui, eux, ont une tradition martiale conséquente. La situation s’est dégradée. En 2013, les événements à Intakabar les ont profondément marqués : il y a eu une attaque sur un camp touareg et deux membres de la famille du général malien Gamou, dont sa fille, ont été tués. Les Peuls ont été accusés, et en représailles, une quarantaine ont été assassinés. La presse a titré : « Les Imghads (touaregs) attaquent un campement terroriste. » La communauté peule s’est élevée pour demander qu’on arrête les amalgames. On nie le problème, mais il existe. Il faut que les États acceptent d’avoir les débats.

Estimez-vous que les Peuls sont exclus de la vie publique des pays ?

Ce n’est pas vrai partout. En 2013, il y a eu un colloque à Ouagadougou, on a dit que les Peuls n’avaient pas accès au pouvoir. Franchement, nous, au Mali, on ne peut pas dire ça, il y en a à tous les niveaux. En revanche, il y a un problème d’analphabétisme, les bergers peuls n’envoient pas beaucoup leurs enfants à l’école « chez eux », un endroit qu’ils n’occupent qu’à la saison des pluies, en juin-juillet. On emmène les troupeaux vers les points d’eau, les femmes et les enfants restent, puis en octobre on reprend la route.

On parle aussi de collaboration des populations locales avec ces groupes.

Pour empêcher cela, il faut gérer la dimension sécuritaire. Cela signifie avoir la population de son côté et qu’elle voie les forces de défense et de sécurité comme étant de son côté. Les gens ne collaborent pas, ils sont entre le marteau et l’enclume. Il y a des injustices, des rackets, des intimidations, et les djihadistes récupèrent ça, mais il n’y a pas de recrutement massif. Si on faisait une enquête, une infime minorité de Peuls dirait que les djihadistes sont préférables à l’État, parce qu’ils se souviennent que l’État permet des améliorations, même minimes, de leur vie. Leur situation normale, c’est juste de s’occuper de leur bétail. Or, les djihadistes l’empêchent. Ils empêchent la possibilité d’un mode de vie nomade en rendant les déplacements dangereux et s’opposent au rôle central de la femme. Ils imposent le voile dans certaines communautés, à l’encontre de l’importance de la beauté dans le monde peul. Leur interdire d’aller en brousse avec leur bétail, c’est nier leur identité en tant que Peules. Certes, une frange, qui s’est convertie, a misé sur la puissance physique, et est entraînée. Les autres se taisent. Les Toleebe ont ainsi entamé un processus de militarisation. C’est tragique, les victimes deviennent bourreaux. Al-Sahraoui recrute ainsi, par cooptation, et le maillage en zone pastorale et rurale se renforce.

Le problème s’étend jusqu’aux confins de la Guinée, quels sont les facteurs de tension ?

Il y en a deux. Il y a un discours de plus en vicieux, on fait taire les leaders politiques peuls en les traitant de racistes, injonction humiliante qui tue le débat. On dit qu’il faut marier les femmes peules. Et puis, il y a une diaspora estimée à plus de 3 millions de Peuls guinéens, au Sénégal surtout, mais aussi en Angola, aux États-Unis, en Allemagne. Ils ont des discours très passionnés parce que leur situation est misérable et ils représentent un potentiel toxique à chaque crise. Fin 2013, par exemple, un fascicule a circulé par la poste et sur les réseaux sociaux : « Alerte rouge sur la préparation du génocide contre les Peuls et le projet de guerre civile en Moyenne-Guinée lancé par le président Condé Alpha. » La question s’étend jusqu’au Sud-Soudan, on m’a parlé de bergères peules sur les marchés là-bas. Et avec la guerre en Centrafrique, ils vont jusqu’en République démocratique du Congo.

SourceLe Pointmoi Afrique

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