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Les charmes du diable (13) : Sueurs froides

Avec un accent de mélancolie qui lui était inhabituel, il se donnait deux chances sur trois de se faire arrêter et de se faire conduire en prison. Bien que coutumier des convocations de son chef, celle-ci lui inspirait un brin de soupçon, d’inquiétude.  

 

Abdou appartenait à cette race très rare de soldats qui étaient capables de convaincre son vis-à-vis le plus sceptique, de transformer une idée jugée au départ banale en une jolie opportunité de fructifier les affaires. Ses liens avec  les affaires remontaient à son jeune âge. Une partie de sa vie tournait autour du négoce de son père. Quoique devenu adulte et engagé dans l’armée, il n’avait point perdu les vieux reflexes. D’ailleurs, il ne s’en était jamais écarté. En sa qualité de cuisinier en chef, il était rompu au marchandage sur les prix des denrées alimentaires. Son talent et sa parcelle d’enthousiasme étaient déterminants dans la vente du véhicule utilitaire.

La bataille était gagnée. Il ne restait plus que de présenter la Toyota 4×4 au client, à charge pour ce dernier de procéder au paiement en argent liquide. La seule objection sérieuse du milliardaire était « ne crois-tu pas que c’est dangereux de risquer ta carrière et ma réputation ? » Abdou avait juré main sur le cœur de demeurer «  muet comme une carpe même devant le poteau d’exécution ». Dès la tombée de la nuit l’affaire était bouclée. Le tout-terrain était conduit dans la plus grande discrétion dans une des résidences du client, à sa demande.

Nanti d’une quinzaine de millions soigneusement disposée dans un sac à dos, Abdou rejoignait Matou à un point convenu d’avance,  en compagnie de laquelle ils rendaient visite à un de ses amis qui était tailleur.  « Il saura t’habiller à merveille ! » affirmait-il. «  Sa collection a quelques modèles qui semblent avoir été créés pour toi… Il est indispensable que tu sois élégante pour la soirée de samedi ! » Après le tailleur, il lui conduisait dans un salon de coiffure  que tenait encore un de ses bons amis réputé grand coiffeur de Bamako.

Sur ces entrefaites, deux jours plus tard, exactement samedi, Matou et Abdou bras dessus-dessous faisaient leur entrée dans une discothèque très prisée de la capitale. Matou, il fallait le signaler, n’avait pas une grande habitude des virées nocturnes. Juste une présence dans les manifestations de mariage, d’anniversaire où elle avait esquissé quelques pas de danse.

 

Accent de mélancolie

 

Les jours s’écoulaient, rien ne faisait naître les soupçons, si la hiérarchie militaire n’en avait pas, rien ne semblait les confirmer si elle avait. Le transport de viande était assuré, le sous –officier avait conservé son train de vie habituel. Mais il était sombre et pensif, quittait de temps en temps le secrétaire particulier du commandant d’armes, se promenait de long en large sous la véranda à mesure que s’égrenaient les minutes d’une attente qu’il jugeait longue, trop longue pour qu’il gardât son calme. De retour au secrétariat, son cœur continuait à battre la chamade. La secrétaire, d’ordinaire difficile, se mettait aux petits soins. Elle servait un bol de café bien chaud accompagné d’un délicieux croissant. De temps en temps, elle lançait sur lui un regard rapide comme un éclair.

Ce changement grand et soudain étonnait certes Abdou et ne manquait pas de lui inspirer quelque soupçon. Tous ces détails qui dansaient dans son esprit quasi- fiévreux depuis une bonne demi- heure lui frappaient au point d’y paraître invraisemblablement naturels. Avec un accent de mélancolie qui lui était inhabituel, il se donnait deux chances sur trois de se faire arrêter et de se faire conduire en prison.

La délivrance

 

Abdou cherchait des paroles qui berçaient son cœur au moment où il s’apprêtait à vivre probablement de rudes mois voire années en les quatre murs d’une cellule. Derrière la porte qui lui faisait face son sort était scellé. Si le commandant d’armes se montrait un peu plus indulgent, l’affaire ne serait pas déféré devant le tribunal militaire qui, nouvellement créé, brûlait d’envie de se faire une grosse publicité sur le dos des prévenus convaincus de délits. Les jurés s’étaient signalés la semaine dernière à l’attention de ceux qui en doutaient encore qu’ils n’iraient pas de main morte. Un de ses camarades de promotion avait écopé de trois ans de prison ferme et condamné au paiement de dommages et intérêts se chiffrant à plusieurs millions de nos francs dans une affaire de détournement de prime générale alimentaire des troupes envoyées au front.

Le sous-officier agitait de la tête de haut en bas en oubliant qu’il n’était pas seul au secrétariat. Bien que coutumier des convocations du commandant, celle-ci lui causait de mauvaises pensées. Le « méchant supérieur » lui infligerait un châtiment mérité. Cependant il tenait à la liberté par toutes les fibres de son être, la liberté par l’amour même de la liberté. La crainte qu’elle lui dise adieu faisait dégouliner sur son front des sueurs froides. D’un geste vif, souriante de la meilleure grâce du monde, et d’un air malicieux, la secrétaire particulière lui tendait un mouchoir blanc immaculé. « A chaque jour suffit sa peine », lâchait-elle en prenant soin d’ajouter «  tout ce qui nous arrive porte la signature du Père Tout-Puissant ».

Abdou faisait un signe de tête affirmatif. Ces deux phrases quoique empruntes de la sagesse africaine chauffaient à blanc ses inquiétudes mal dissimulées. Elle ne cherchait point à assommer le sergent-chef. D’où sa promptitude à apporter des éclairages. « Ce que je viens de vous dire ne présage rien de la teneur de l’entrevue que vous allez avoir avec le chef. Il sera plutôt question de créer les conditions idoines à l’accueil des recrues dont l’arrivée est annoncée courant semaine prochaine ». Le cerveau assiégé se libérait. En l’espace d’une poignée de secondes c’était un autre homme. Il remontait le tréfonds de l’abîme de la tristesse pour se hisser au firmament de la joie. Vraiment impossible d’exprimer dans toute sa plénitude ce que le cuisinier en chef ressentait. Le malheur tant redouté ne s’abattait pas sur lui, au contraire les portes du bonheur s’ouvrait grandes pour l’accueillir. Plus de bouches à nourrir, plus d’opportunités d’arrondir les fins de mois difficiles. Abdou attachait sur elle un regard de reconnaissance, plein d’admiration qui valait trois billets craquants de 10.000 F CFA glissés dans une main pressée de les ranger dans un luxueux sac en cuir de marque italienne.

L’avide curiosité de la ravissante secrétaire, qui faisait des efforts pour ne rien rater à cette métamorphose soudaine, avec son sourire d’enfant innocent, se montrait docile sous sa tenue de léopard. Elle signalait par interphone la présence du cuisinier en chef, qu’elle faisait aussitôt entrer dans l’immense bureau cossu.

Le ouf de soulagement promettait une bonne séance de travail, moins longue, du fait qu’il connaissait son travail du bout des doigts.

Un peu plus tard à sa sortie, au fur et à mesure que défilait dans son cerveau précisions sur précisions fournies par la secrétaire, il réalisait que celle-là était au parfum, qu’il était possible que le chef partageât son lit. Il se précipitait au devant d’elle avec la promesse de l’accorder plus d’attention désormais. Sa stratégie était redoutable en sa simplicité : en faire une alliée de poids. Lui qui regardait autrement son interlocutrice en arrivait à l’appeler « petite sœur ». Attendrie, conquise,  elle répondait par un sourire approbateur.

A suivre

Georges François Traoré  

Source: L’Informateur

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