Dans cette interview exclusive, le président de la CNDH M. AGUIBOU BOUARÉ, chevalier de l’ordre national et fervent défenseur des droits de l’homme donne son point de vue sur la situation sociopolitique du Mali.
Lisez plutôt pour mieux comprendre.
Le Confident : Quelle analyse faites-vous de la situation sociopolitique actuelle du Mali ?
AB : Merci de l’intérêt que vous avez toujours porté à la CNDH, l’institution Nationale des droits de l’homme en même temps mécanisme national de prévention de la torture.
Tout d’abord, je m’incline devant la mémoire de toutes les victimes ayant perdu la vie au Mali depuis l’éclatement de la crise multidimensionnelle que notre pays traverse, présente mes sincères condoléances à leurs familles, et souhaite prompt rétablissement aux blessés.
Je tiens à préciser que les droits de l’homme sont des prérogatives inhérentes à la nature humaine, consacrées par des instruments juridiques nationaux, régionaux et internationaux, dont l’inobservation expose à des sanctions. De ce fait, la CNDH, autorité administrative Indépendante, a mandat de veiller au respect des droits, au-delà des citoyens Maliens, de toutes personnes résidant sur le territoire Malien. A cet effet, le seul camp à défendre par l’institution est celui du respect et de la protection des droits humains.
S’agissant de la situation sociopolitique de notre pays, il faut reconnaître qu’elle est très préoccupante. Depuis bientôt une décennie, le Mali traverse une crise multidimensionnelle caractérisée par des abus et violations graves des droits humains dans les régions Nord du pays ; la rébellion cyclique s’est doublée de l’intrusion et des agressions terroristes lesquelles se sont répandues dans les régions centrales (Mopti, Ségou), avec des incursions, parfois, dans d’autres régions du pays y compris dans la capitale Bamako.
Pendant que l’accord dit d’Alger pour la paix, parachevé depuis bientôt 5 ans, peine à trouver application d’une part, et que la lutte contre le terrorisme, dépassant les capacités et les frontières du Mali, connaît de timides avancées d’autre part; c’est en ce moment qu’éclate une autre crise sociopolitique dont le détonateur a été les dernières élections législatives de mars/avril 2020. Ces élections se sont déroulées dans un contexte sécuritaire et sanitaire difficile, au regard de la pandémie de la maladie à coronavirus.
Les contestations électorales ont été exacerbées, suite à l’arrêt, de proclamation définitive des résultats, de la Cour constitutionnelle décrié par beaucoup d’électeurs et candidats comme les ayant spoliés de leur victoire.
Un couvre-feu décrété, en vue de contenir l’expansion de la COVID 19, a fini par susciter des protestations de la part de certains citoyens qui ne supportaient plus cette mesure restrictive de liberté.
C’est dans un tel contexte de frustration, de mécontentement général que certains mouvements politiques et politico-religieux ont exprimé des revendications demandant des réformes structurelles pour, disent-ils, une refondation de la nation, et finissant par exiger la démission du Président de la République.
En notre qualité d’Institution nationale des droits de l’homme, nous pensons que le pays a effectivement besoin de réformes de tous ordres pour corriger de nombreux dysfonctionnements administratifs, juridiques et institutionnels avérés. Les corrections appropriées sont également à apporter aux questions de gouvernance.
Le Confident : Que pensez-vous des récentes sorties du M5/RFP, surtout celle du 10 juillet qui a dégénéré ?
AB : La CNDH a toujours été à l’avant-garde du respect et de la protection des droits humains. Elle est sortie régulièrement pour affirmer et réaffirmer l’obligation de respecter les libertés et droits fondamentaux, notamment le droit à la vie, à l’intégrité physique, à la sécurité, à la propriété etc.
Bien avant le rassemblement du 10 juillet, nous avons attiré l’attention du gouvernement sur l’obligation de respecter la liberté de manifester sans troubler l’ordre, ce à plusieurs reprises.
Cependant, le trouble à l’ordre public porte atteinte aux droits d’autres personnes dont les intérêts sont juridiquement protégés.
Mieux, en notre qualité de défenseur des droits de l’homme, nous ne pouvons que prôner l’apaisement, la stabilité institutionnelle gage certain d’un meilleur respect des droits de l’homme.
Le Confident : Quelles ont été les démarches effectuées par la CNDH avant et après le 10 juillet ?
AB : À l’approche des élections législatives passées, après une analyse de la tension politique qui couvait, nous avons appelé les acteurs politiques à éviter toute protestation ou contestation violente, et surtout à privilégier les voies et moyens de droit pour réclamer leurs droits.
Ensuite, en partenariat avec certaines organisations de la société civile regroupées dans le cadre d’une synergie, nous avons procédé à la supervision des élections sus évoquées, en dénonçant les fraudes et achats de conscience ainsi que d’autres dysfonctionnements, mais également en formulant des recommandations pertinentes dont le recours aux voies et moyens de droit pour vider tout contentieux électoral ou post-électoral.
Toujours dans notre logique de vigilance, de proactivité, de prévention des abus et violations des droits humains, à la veille des différentes manifestations des 5, 19 juin et 10 juillet courant, nous avons rappelé au gouvernement la liberté constitutionnelle de manifester pacifiquement non sans inviter les organisateurs et éventuels manifestants à exercer leurs droits sans troubler l’ordre public. Malheureusement, les manifestations du 10 juillet ont dégénéré, et nous n’avons pas eu de répit depuis; nous avons aussitôt mis en œuvre différentes missions de monitoring pour l’identification et la documentation d’éventuels cas d’abus et violations des droits de l’homme. Cette activité nous a amené à faire le tour de certaines unités d’enquêtes à la recherche d’éventuels manifestants gardés à vue, et nous assurer de leurs conditions de garde à vue. Un des objectifs de la mission était également de constater les éventuels cas de vandalisme, de pillages d’édifices publics et privés constitutifs d’atteintes au droit à la sécurité, à la propriété. Après, nous nous sommes rendus au chevet des blessés dans leur lieu d’hospitalisation; nous avons visité la mosquée de l’Imam Dicko pour le constat d’éventuels dégâts, et avons eu des entretiens pour l’établissement d’allégations d’abus et de violations de droits.
Il faut noter que notre mission est permanente, surtout dans un tel contexte favorable aux abus et violations des droits humains, nous veillons au grain pour prévenir, dénoncer ou saisir les autorités judiciaires nationales ou internationales, dans le cadre de la lutte contre l’impunité.
Les droits de l’homme constituent le quotidien de la CNDH.
Le Confident : Nous avons été surpris d’apprendre par voie de presse, que les gendarmes vous ont refusé l’accès aux détenus, en quoi cela s’explique ?
AB : Il y a de quoi à être surpris !
Dans un état de droit, une démocratie, il est établi que nul n’est censé ignorer la loi. Nous avons été abasourdis de nous entendre dire que des “instructions” empêchent l’institution Nationale des droits de l’homme de s’acquitter de sa mission, en violation flagrante de la loi qui la charge, au titre de la prévention de la torture, d’effectuer des visites régulières ou inopinées au niveau de tous les lieux de privation de liberté. Surtout que ce n’était pas notre première visite au niveau de cette unité d’enquête.
En effet, le dimanche 11 juillet, dans l’exercice de notre mandat légal, j’ai conduit une délégation au Camp 1 pour le monitoring des conditions de garde à vue des personnes interpellées, en lien avec les événements du 10 juillet.
Sur place, nous avons échangé avec trois personnes gardées à vue dont certaines ont allégué être victimes de tortures (la torture n’est pas que physique), en plus des circonstances de leur interpellation qu’elles qualifient d’enlèvement arbitraires et illégales.
Nous avons enregistré que certains gardés à vue ont passé la nuit à même le sol, n’ont eu droit qu’à un sandwich en 48 heures, n’ont eu droit ni à un bain ni à l’hygiène bucco-dentaire. Une des personnes gardées à vue, un grand malade, n’a pas eu droit à ses médicaments ni au droit de visite de sa famille. Après l’entretien, nous avons naturellement, comme prescrit par la loi, voulu visiter les cellules de garde à vue, c’est là où on nous a barré la route. Nous avons également sollicité, en vain, la liste exhaustive des personnes gardées à vue. Nous avons dû expliquer aux agents d’exécution de la loi sur place que l’uniforme ne fait pas la loi, mais c’est le contraire. Nous avons rappelé que les droits humains existent pour protéger toute personne humaine sans discrimination, et que des personnalités “puissantes”, en son temps, y compris des généraux et ministres, ont eu droit à l’assistance de la CNDH pour la protection de leurs droits.
Tout de même, c’est le lieu d’encourager les nombreux responsables d’unités d’enquête respectueux du mandat légal de la CNDH et des organisations de défense des droits de l’homme, à travers le pays.
En tout état de cause, nous avons saisi les autorités compétentes afin de mettre fin aux abus et violations constatés. En définitive, il est bon de savoir que les droits de l’homme n’ont ni coloration ni camp. Nous assistons régulièrement, du reste, les porteurs d’uniformes dans la protection de leurs droits.
Le Confident : Quelles sont les propositions de la CNDH pour y remédier à cette crise ?
AB : La CNDH ne saurait rester en marge de la réflexion et de l’action, pour les propositions de pistes de solution à la crise.
Dans un mémo et dans différentes déclarations, nous avons proposé, dans les grandes lignes, un certain nombre de choses :
– L’impérieuse nécessité de créer un cadre de dialogue crédible et sincère pour débattre des problèmes majeurs de la nation, entre toutes les composantes de la société ; l’idéal serait que ce cadre soit permanent ;
– L’importance de la stabilité sociale et institutionnelle, seul gage certain pour un meilleur respect des droits de l’homme ; un saut dans le vide ou un bond dans l’inconnu peut aggraver le chaos ;
– La lutte contre l’impunité face à tous les cas de violation des droits de l’homme sur l’étendue du territoire national, singulièrement les nombreuses atteintes au droit à la vie, à l’intégrité physique;
– L’adoption et la mise en œuvre diligentes des réformes structurelles nécessaires à la refondation de la nation.
Le Confident : Votre mot de la fin
AB : Je réitère l’appel à privilégier la vertu du dialogue crédible et sincère. J’invite toutes les Maliennes et Maliens, au-delà de la polarisation de la scène sociopolitique, à la retenue, à cultiver la paix et la cohésion sociale.
Il est important de rappeler que l’escalade de la violence favorise les abus et les violations des droits humains souvent graves dont nul n’est à l’abri. À Dieu ne plaise !
Comme on le dit chez nous, nul ne doit être indifférent au conflit des margouillats, l’on sait comment cela débute, mais jamais comment cela peut se terminer. D’ores et déjà, nous assistons à la recrudescence de la criminalité urbaine profitant toujours d’un contexte de relâchement ou de laisser-aller. Notre pays est suffisamment éprouvé, et est le théâtre de graves abus et violations des droits humains. Il est temps de sortir de l’exacerbation des tensions, de la logique divisionniste des populations en pro et anti-régime. Nous continuons de regretter les velléités de division au Nord, les conflits inter-communautaires au centre, s’il faut créer encore des camps ou des clans dans d’autres régions du pays, nous ne ferons que détruire notre patrie.
Je profite de l’opportunité pour lancer un appel pressant à toutes et à tous par rapport à l’obligation de respecter les droits de l’homme, en toutes circonstances. Enfin rappeler aux agents d’exécution des lois que l’exécution, d’instructions illégales, engage leur responsabilité personnelle tant au plan national que devant les juridictions pénales internationales, ce depuis la théorie de la baïonnette intelligente. Je prie pour la paix des cœurs et des esprits.
Dieu préserve notre patrie.
Interview réalisée par Drissa Kantao
Source : le Confident