Dans nombre d’États africains, l’armée joue un rôle crucial dans la politique parce qu’elle se déclare investie d’une mission. Prétendant savoir ce qui est bon et mauvais pour le peuple, elle s’autorise, au mépris du droit, à renverser des dirigeants, élus ou non. Guy-Fabrice Holo vient ainsi de faire publier dans Jeune Afrique un article intitulé « Coups d’État : l’armée, une institution “démocratique” ? ». Le constitutionnaliste y développe l’idée que « l’action politique de l’armée mène à deux situations : instituer la démocratie ou rectifier le processus de démocratisation en cours » ; mais, parfois, elle « est plutôt motivée par l’incapacité du régime civil à venir à bout de la violence jihadiste ».
Ainsi, au gré des déclarations des putschistes, depuis les indépendances, s’est créé un mythe, celui du soldat salvateur. Au Mali, la vitalité de ce récit se vérifie, ces jours derniers notamment : le 21 août 2022, le colonel Abdoulaye Maïga est nommé Premier ministre par intérim à la suite de l’hospitalisation de Choguel Maïga. Mais cette désignation survient aussi alors que des critiques de plus en plus nombreuses touchaient l’ancien responsable du M5-RFP, donc la junte. (I). Par ailleurs, si l’accession d’un officier supérieur à la primature tend à résoudre l’incapacité, a priori provisoire, de Choguel Maïga de diriger le gouvernement, le droit ne prévoit pas cet intérim, mesure fantaisiste qui écorne la belle image de soldats respectueux de l’ordre (II). Toutefois, en Guinée et au Burkina Faso, ce mythe se répand dans des circonstances politiques parfois très proches de celles du Mali (III).
La vitalité du mythe du soldat salvateur au Mali
Depuis 1960, l’armée malienne s’est plus d’une fois donné le droit de prendre le pouvoir, et, ce faisant, elle a toujours déclaré se mettre au service du peuple. Le régime actuel de Transition recourt aux mêmes procédés. En août 2020, le Comité national pour le salut du peuple affirme « prendre [ses] responsabilités » en obligeant le Président Ibrahim Boubacar Keïta à démissionner. Quelques mois plus tard, début mai 2021, la junte se trouve affaiblie par des manifestations et des contestations au sein du M5-RFP, le principal de ses soutiens. Un remaniement ministériel a bien lieu, mais il échoue à calmer les tensions. Alors, pour se débarrasser du Premier ministre désormais gênant et pour en finir avec les opposants qui fragilisent son assise, Assimi Goïta accuse Moctar Ouane de fomenter un coup d’État. La manœuvre est habile, car elle crée une situation d’urgence autorisant le vice-président de la Transition à durcir le régime militaire en se faisant nommer Président. Une déclaration justifie cette action frappante : « Le vice-président s’est vu dans l’obligation d’agir pour préserver la Charte de la Transition et défendre la République en vue de placer hors de leurs prérogatives le Président et le Premier ministre. » Assimi Goïta a trouvé un moyen d’ennoblir son deuxième coup d’État en se présentant comme le sauveur de l’État de droit. Il peut alors nommer Premier ministre un ambitieux qui lui sera fidèle, Choguel Maïga, responsable du M5, et étouffer les oppositions.
La situation politique reste toutefois difficilement contrôlable. En 2022, la junte prend deux mesures audacieuses : la prolongation de la Transition pour deux ans et la possibilité pour tout membre des forces armées et de sécurité de participer aux élections à venir, à condition d’avoir démissionné ou d’être à la retraite. En bon soldat, le Premier ministre défend ces dispositions antidémocratiques, mais il mécontente une partie du M5. Pour sortir de ce mauvais pas, l’armée fait appel… à l’armée. Le colonel Abdoulaye Maïga, ministre de l’Administration territoriale, est chargé par Assimi Goïta d’assurer l’intérim du Premier ministre, ce dernier ayant été mis « au repos forcé par son médecin ». Curieusement, en juillet 2022, la même situation s’est produite en Guinée, conduite par le colonel Doumbouya. La Fontaine avait donc dit vrai : « Tout mal a son remède au sein de la nature » : la seule panacée se trouve en la médecine militaire, mais c’est au prix de quelques irrégularités.
Du mythe à la mystification
Ces irrégularités, comme toujours avec les colonels maliens, touchent au droit constitutionnel : les deux textes qui sont censés organiser l’État ne mentionnent pas le cas d’une vacance de la primature, ni d’un empêchement du chef du gouvernement à exercer ses fonctions. Dans le chapitre II, portant sur le gouvernement de la Transition, les articles 12 et 13 de la Charte, en vigueur depuis le 1er octobre 2020, renvoient pour l’essentiel à la Constitution de la IIIe République, que le régime prétend encore appliquer – même si, comme nous l’avons écrit plusieurs fois, elle a définitivement été enterrée par la Cour constitutionnelle en mai 2021 quand elle a reconnu la supériorité de la Charte sur la Constitution. Or, la norme fondamentale de 1992 ne prévoit pas cette situation. Dans le titre IV, sur le gouvernement, seul l’article 58 laisse entrevoir une solution : « Une loi organique fixe les conditions dans lesquelles il est pourvu au remplacement des titulaires de tel mandat, fonctions ou emplois ». Cependant, remplacement n’étant pas synonyme d’intérim, la mesure imposée par les colonels est une fantaisie juridique. De toute façon, aucune loi organique n’a été prise pour trouver une issue à cette impasse. Enfin, la règle imposant au ministre le plus haut dans l’ordre protocolaire d’exercer provisoirement les fonctions de Premier ministre tient elle aussi de l’imagination. Et même si elle était vraie, il est inacceptable que Monsieur Camara, ministre de la Défense et des Anciens Combattants, ait refusé d’assurer le rôle qui pouvait lui revenir.
En tout cas, cet intérim a de quoi surprendre un peu plus quand on se rappelle qu’il n’a pas été mis en place après la démission forcée du Premier ministre Moctar Ouane, le 24 mai 2021, et jusqu’à la nomination de Choguel Maïga, le 7 juin de la même année. Pourquoi, à cette époque, le gouvernement n’a-t-il pas eu de chef transitoire ? Peut-être le vice-président Assimi Goïta, devenu entre-temps Président, s’est-il lui-même chargé de la tâche, ce que la Charte ne prévoyait pas. Peut-être, aussi, Sadio Camara, déjà premier dans l’ordre protocolaire, a-t-il assumé la fonction. Mais alors, pourquoi la décliner un an plus tard ? Les putschistes auront donc employé tous les moyens, y compris cette mesure opportuniste, pour nommer un homme indispensable à l’organisation des élections à venir.
En effet, comme titulaire du portefeuille de l’Administration territoriale – qu’il semble conserver – et comme colonel de l’armée, Abdoulaye Maïga présente, pour les dirigeants de la junte, le double avantage de connaître les rouages du système électoral et de partager, avec eux, l’ambition de rester à la tête du Mali. Alors que des élections législatives et un scrutin présidentiel doivent se tenir en 2023, sa promotion au sein de la Transition apparaît donc nécessaire pour Assimi Goïta, mais est de mauvais augure pour la démocratie. La loi électorale promulguée en juin 2022, qui autorise les anciens militaires à se présenter aux élections, laissait supposer une concurrence déloyale avec les citoyens. Cette crainte se mue désormais en certitude, parce qu’il est difficile d’imaginer autre chose qu’une fraude favorable à l’armée. Du mythe du soldat salvateur à la mystification, il n’y a finalement qu’un pas. Des pays voisins du Mali en donnent un autre exemple.
- Un mythe qui fait florès
Depuis 2020, sans compter le Mali, deux coups d’États militaires ont eu lieu dans l’Ouest du continent africain : le colonel Mamadi Doumbouya s’est octroyé le titre de président de la Transition de la République de Guinée en septembre 2021 ; depuis janvier 2022, le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba dirige le Burkina Faso. Le mythe du bon soldat se répand donc. En Guinée, le chef du Comité national du rassemblement et du développement (CNRD) déclare ainsi, en prenant le pouvoir, s’allier à « toutes les forces de défense et de sécurité pour enfin mettre fin au mal guinéen ». Le thaumaturge de Conakry est imité quelques mois plus tard au Burkina Faso par un groupe de soldats factieux. À la télévision, le capitaine Ouédraogo justifie la chute du président de la République : pour « permettre au pays de se remettre sur le bon chemin » et de « lutter pour son intégrité territoriale, son redressement et sa souveraineté ». Dans ces deux cas, l’armée, il faut le rappeler, ne tire aucun coup de feu et ne fait pas subir de sévices physiques aux Présidents Alpha Condé et Roch-Marc Kaboré, mais les incarcère plusieurs semaines. Toutefois, les justiciers en treillis veillent à leur popularité et ont le souci des apparences : ils autorisent l’ancien Président guinéen à se faire soigner à l’étranger tandis que son ex-homologue burkinabè est reçu par le lieutenant-colonel Damiba. Le mythe du soldat salvateur est donc bien établi. Il est vrai que d’aucuns l’encouragent : n’a-t-on pas vu Jerry Rawlings, peu avant son décès, conseiller Assimi Goïta ? Et la France n’a-t-elle pas accepté la prise de pouvoir du général Mahamat Idriss Déby au Tchad ?
Cependant, la réalité est bel et bien la prolifération des dictatures militaires. Les hommes forts de la Guinée et du Burkina Faso ont suivi le Mali : ils ont suspendu la Constitution, ils n’ont pas organisé d’élections et, plus grave peut-être, un accord serait bientôt signé entre la junte burkinabè et la Russie, notamment le groupe paramilitaire Wagner. Ouagadougou rejoindrait ainsi Bamako et Bangui, les mercenaires russes passant en effet pour plus capables que l’armée française pour lutter contre les islamistes.
Effectivement, le monde sait de quoi les hommes de Wagner sont capables. Là est une des morales à tirer de ce mythe du soldat salvateur qui a de beaux jours devant lui. En butte aux Forces démocratiques alliées, un groupe islamiste ougandais, la République démocratique du Congo pourrait ainsi renouer avec un pouvoir militaire. Reconnaissons que les civils s’étant le plus souvent montrés incapables, l’armée peut finir par séduire, même par défaut : comme l’écrivit le philosophe, « entre deux maux, il faut choisir le moindre ».
Balla CISSÉ
Docteur en droit constitutionnel et avocat