Un rapport publié la semaine dernière par l’association caritative britannique War on Want met en lumière l’essor florissant des sociétés de sécurité qui emploient des « mercenaires » et leur présence grandissante sur les zones de conflits à travers le monde. Depuis quelques années, dans le sillage de « la guerre contre le terrorisme » engagée en Irak et en Afghanistan, le nombre d’entreprises militaires privées et leurs bénéfices se sont multipliés.
Depuis 15 ans, avec l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés, puis le retrait progressif des armées régulières, les sociétés militaires privées (SMP) ont engrangé des milliards de dollars sur différents théâtres de guerre à travers le monde. C’est en tout cas les conclusions d’un rapport de l’organisation caritative War on Want, qui dénonce une industrie florissante échappant à tout contrôle.
Selon John Hilary, le directeur exécutif de War on Want, « le fait que les gouvernements et les entreprises aient recours à des armées privées était autrefois une exception. C’est aujourd’hui devenu la norme, les Etats et les sociétés refusant d’assumer la responsabilité de l’usage de la violence et de la force ». Dans un communiqué de l’association, il s’inquiète de « l’augmentation alarmante du nombre de mercenaires qui combattent dans des zones de conflits à travers le monde » et dénonce « le retour des “chiens de guerre”. »
« Contractors » contre « chiens de guerre »
Le terme « chiens de guerre », d’après l’expression anglaise « dogs of war », désigne les mercenaires qui interviennent sur le terrain, l’arme au poing. Mais l’emploi de ce terme est « biaisé », selon le chercheur Walter Bruyère-Ostells. « Autant dans les années 1990 et le début des années 2000, des mercenaires prenaient part aux combats, rappelle-t-il. Aujourd’hui, on a surtout affaire à de “contractors”, des employés de SMP, qui s’occupent de formation, de logistique et de conseil pour des opérations statiques. Ils ne combattent pas. »
Selon cet historien, auteur du livre Histoire des mercenaires (de 1789 à nos jours), il est important de différencier d’une part les mercenaires des « petites sociétés, notamment sud-africaines, où des gens s’affranchissent parfois de certaines règles, avec des pratiques de barbouzes à l’ancienne » et d’autre part les contractors des « grandes entreprises occidentales qui font un effort éthique et déontologique ».
Déjà en 2004, le général Henri Bentégeat soulevait cette question dans le magazine du ministère français de la Défense : « La plupart sont des sociétés qui ont pignon sur rue, qui sont contrôlables, contrôlées et qui peuvent rendre des services que les armées ne peuvent pas rendre pour des raisons diverses. Certaines, malheureusement, n’ont pas un code éthique suffisant. »
Le Royaume-Uni, au cœur du marché
Parmi les grandes entreprises qui ont « pignon sur rue », on trouve des compagnies comme G4S, Aegis Defence Services ou Control Risks, dont certains postes-clés sont occupés par d’anciens militaires et qui pèsent pour certaines plusieurs milliards de dollars. Ces sociétés britanniques dominent un marché dont le Royaume-Uni est le « pivot central », assure War on Want. L’historien Walter Bruyère-Ostells explique cette supériorité des Britanniques dans le secteur à la fois par « une longue tradition de recours aux mercenaires » et « l’attractivité fiscale d’une place boursière comme Londres ».
Les contrats passés par ces entreprises avec le gouvernement britannique atteignent des sommes considérables, souligne le rapport de l’association. Le ministère des Affaires étrangères aurait ainsi dépensé 150 millions de livres entre 2007 et 2012 en contrats avec des sociétés de sécurité privées pour des opérations en Irak. Et l’armée américaine a notamment engagé Aegis Defence Services pour former et équiper les forces de sécurité irakiennes.
Mais les Etats ne sont pas leurs seuls employeurs. Nombre d’entreprises de l’industrie pétrolière et gazière font également appel à leurs services. Ainsi, des grands groupes comme British Petroleum (BP), ExxonMobil ou Royal Dutch Sell engagent des SMP pour « sécuriser leurs opérations » en Irak, pointe le rapport de War on Want. Rien que l’année dernière, G4S a décroché un contrat de 187 millions de livres avec la Basrah Gas Company pour sécuriser les zones pétrolières autour de Bassorah.
Terrains en Afrique
Si l’Irak et l’Afghanistan représentent des marchés juteux, c’est aussi le cas du continent africain, et particulièrement de la Libye. La chute de Kadhafi en 2011 a été pour ces multinationales une occasion inespérée de se réimplanter dans le pays. Et elles n’ont pas hésité à recruter des sociétés de sécurité privées pour protéger leurs intérêts. A l’époque, la SMP Trango n’hésitait pas à interpeller de potentiels employeurs sur son site internet : «Etes-vous prêts, vous et votre entreprise, à revenir en Libye ? »
Le New York Times rapporte qu’au même moment, un forum de recrutement du secteur, The Security Contracting Network, vantait les opportunités de travail en Libye. Deux jours après la mort de Kadhafi, le site publiait ce message : « Il va y avoir une hausse d’activité avec les compagnies pétrolières qui se bousculent pour retourner en Libye. Gardez un œil sur qui remporte les contrats, suivez l’argent et vous trouverez votre prochain boulot. »
Mais tout comme les multinationales qui les emploient, ces sociétés ne limitent par leur présence à la Libye. Aegis Defence Services, par exemple, se targue d’avoir de l’expériencedans une vingtaine de pays d’Afrique, de l’Algérie à l’Afrique du Sud, en passant par l’Angola, la RCA ou l’Ouganda. G4S, de son côté, fait un tiers de ses profits sur le continent, avec un chiffre d’affaires annuel d’environ 500 millions de livres en Afrique, analyse War on Want. L’organisation pointe également du doigt la présence de mercenaires sud-africains aux côtés de l’armée nigériane dans la lutte contre Boko Haram.
Contrôle et régulation
A l’heure actuelle, le seul organe de contrôle du secteur est un code de conduite international (l’ICOC) dont les compagnies signataires sont tenues de respecter les principes. Mais bien que ratifié par plusieurs pays, des organisations civiles et une centaine de sociétés militaires privées (SMP), ce code est non-contraignant et basé sur le volontariat. Par ailleurs, l’institution qui supervise l’application et le respect de ce code est largement dominée par des représentants de l’industrie.
Le directeur exécutif de War on Want estime que ce système d’autorégulation « est une réponse insuffisante à l’impunité dont bénéficient les SMP ». Mais le chercheur Walter Bruyère-Ostells nuance : « c’est imparfait mais, concrètement, c’est le seul mode opératoire plausible à l’heure actuelle. Par le passé, toutes les initiatives pour définir et contrôler le mercenariat ont échoué et le constat c’est qu’on ne peut pas avoir un texte efficace. »
L’historien estime que le contrôle passe avant tout par les exigences des commanditaires, qui doivent engager des sociétés fiables respectueuses des règles. Par ailleurs, « la régulation se fait beaucoup par la médiatisation des scandales », assure-t-il. « L’écho médiatique sur les commanditaires est le seul frein véritable qui existe ». Ainsi, gouvernements et multinationales n’ont pas « reconduit les contrats de sociétés impliquées dans des scandales », comme la société américaine Blackwater en 2007, dont le démantèlement a commencé en 2010.
Mais l’appel de John Hilary, dans les pages du rapport de War on Want, à mettre « fin à la privatisation de la guerre » lui semble « irréaliste ». « Ce n’est pas possible, parce que les Etats ont réduit le format de leurs armées, analyse Walter Bruyère-Ostells. Les armées se professionnalisent, leurs budgets sont sous pression et on estime que les tâches simples peuvent être externalisées. Et puis l’opinion publique ne supporte plus de voir ses soldats mourir au combat ».
Source: RFI