Il y a tout juste un siècle, les belligérants de la guerre de 1914-1918 signaient un traité de paix à Versailles.
Le traité, résultat de cinq mois de négociations à Paris, accorde le 28 juin 1919 aux Français et aux Britanniques les colonies africaines de l’Allemagne. Ce qui n’est pas sans conséquence pour l’ensemble des possessions européennes en Afrique. Entretien avec Emmanuelle Sibeud, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris VIII.
Franceinfo Afrique : en 1914, toute l’Afrique est colonisée par les Européens, à l’exception de l’Ethiopie…
Emmanuelle Sibeud : depuis le début du XXe siècle, la colonisation s’est stabilisée. Les administrations coloniales grossissent. Pour autant, à partir de 1905, des réseaux philanthropiques s’alarment de la situation dans les deux Congo (français et belge) exploités à outrance par des compagnies privées avec le soutien des administrations. A la même époque a lieu le génocide des Héréros et des Namas en Namibie, alors territoire allemand. Ces réseaux demandent des comptes dans une logique réformiste: sur ce qui se passe en Afrique et sur la manière dont on colonise. Ils nouent également des contacts en Afrique de l’Ouest en particulier, avec tous ceux qui sont les intermédiaires locaux de la colonisation, instituteurs, employés, mais aussi des avocats comme le Ghanéen Joseph Casely-Hayford qui circule beaucoup en Europe ou aux Etats-Unis.
Survient la guerre…
On assiste alors à des évolutions très contradictoires. Les élites que je viens d’évoquer espèrent que la guerre va conforter leur position d’intermédiaires.
Du côté des colonisateurs britanniques, au contraire, on est très réticent à laisser des troupes de couleur combattre en Europe. Un dixième seulement des soldats indiens (les plus aguerris dans l’armée britannique) est envoyé en France. Autre cas révélateur : les Sud-Africains noirs sont utilisés en France comme sapeurs, non comme combattants.
De son côté, l’armée américaine est explicitement ségrégative.
Quant aux Français, ils ont une attitude ambivalente. Les troupes coloniales – 164 000 tirailleurs africains et 173 000 algériens – combattent, mais elles représentent seulement 6% des 8,5 millions de soldats engagés. Il n’y a pas de ségrégation à l’intérieur des tranchées, mais celle-ci s’exerce autrement.
Ainsi, les soldats coloniaux, pourtant présentés dans l’opinion de manière favorable, hivernent (notamment à Fréjus dans le sud de la France) à l’écart des populations civiles. Ils sont soignés à part. Il n’y a pas d’infirmières auprès d’eux, ceci pour éviter des relations entre hommes noirs et femmes blanches, et des enfants métis ! Les plus ségrégués sont les travailleurs coloniaux, très surveillés. Ces derniers effectuent des tâches dangereuses (notamment dans les usines d’armement, NDLR). Cette discrimination officielle contribue aux relations tendues et aux incidents avec les populations ouvrières françaises qui les accusent d’accepter des salaires très bas et de prendre la place des soldats envoyés au front.
En fait, chez les Français, il y a un double discours. D’un côté, les soldats coloniaux sont mis en valeur et défendus par l’autorité militaire. Mais de l’autre, les officiers français reçoivent comme instruction de respecter le fonctionnement ségrégatif de l’armée des Etats-Unis, par exemple, de ne pas serrer la main des officiers afro-américains. Ceci provoque une protestation officielle à la chambre des députés, mais dans la pratique tout le monde accepte que les “indigènes” soient mis à l’écart.
On proteste également contre la campagne internationale dénonçant la présence de soldats africains dans les troupes d’occupation françaises en Rhénanie en 1921, la “schwarze Schande” ou “honte noire”. Mais on refuse l’autorisation de se marier aux tirailleurs qui ont eu un enfant avec une Allemande.
Les formes coloniales de ségrégation raciale arrivent donc en métropole à la faveur de la guerre, autour des soldats et surtout des travailleurs coloniaux. La guerre amplifie et accélère le processus plus diffus d’identification des Européens à la race blanche par opposition avec les populations de couleur. Des cohabitations anciennes sont jugées inacceptables. Par exemple, des émeutes visent les marins indiens présents de longue date dans des ports comme Liverpool.
Les élites coloniales voient ainsi se rétrécir singulièrement ce que vous appelez le “champ des possibles”…
Là-encore, la France a une attitude très ambivalente. Bien qu’il y ait eu d’importantes révoltes contre la conscription, en particulier en Afrique de l’Ouest, la guerre a montré que cette mesure était possible et elle est généralisée dans toutes les colonies à partir de 1919. Les anciens combattants sont pourtant bien mal récompensés. Ils sont surveillés de près à leur retour au pays pour les faire rentrer dans le rang.
En outre, il n’est pas question de leur accorder la citoyenneté. Tout au plus octroie-t-on aux anciens combattants algériens le droit de participer aux élections locales. On avance l’argument que les populations colonisées ne voudraient pas de la citoyenneté française parce qu’elle implique d’accepter le Code civil, et donc de renoncer au droit coutumier. L’inégalité de statut entre citoyen et sujet serait donc une concession faite aux populations colonisées. Le culturalisme s’avère un instrument d’exclusion bien plus efficace que le racisme biologique !
A cette époque, les bolchéviques et le président américain Woodrow Wilson font l’éloge du droit des peuples à l’autodétermination. Quel écho cela a-t-il dans les colonies ?
Les Quatorze points du président Wilson ont eu un impact énorme auprès des élites des populations colonisées. Celles-ci, qui veulent trouver leur place au sein des empires coloniaux, sont alors prêtes à entrer dans le processus des discussions de paix. Mais elles vont en être écartées.
Dans le même temps a lieu, en février 1919, un Congrès panafricain en marge des négociations de Paris. La manifestation est autorisée par Georges Clémenceau, au moment où ces négociations sont plus ou moins à l’arrêt, Wilson étant retourné aux Etats-Unis. On y trouve le député du Sénégal Blaise Diagne qui pense pouvoir faire évoluer progressivement les choses dans le cadre colonial.
Autre participant influent à ce Congrès panafricain : le sociologue William Edward Burghardt Du Bois, diplômé de l’université d’Harvard et premier Afro-Américain à obtenir un doctorat. Il avait conseillé aux Afro-Américains de s’engager dans l’armée américaine pour prouver que ceux-ci étaient capables de se battre et d’être citoyens. A Paris, où il a été accrédité comme journaliste, il propose que l’on attribue aux élites noires les territoires du centre de l’Afrique. Du Bois explique qu’éduquées et christianisées à l’occidentale, ces élites sont capables de gérer ces territoires pour le compte de la Société des Nations (SDN).
Ce rêve va vite se dissiper…
Absolument ! Aux Etats-Unis, on va assister à des lynchages d’anciens combattants afro-américains.
Assiste-t-on alors, en Afrique, à la naissance de mouvements nationalistes ?
Non, en 1919, les élites se pensent plutôt comme des intermédiaires à l’intérieur des empires coloniaux. Le député du Sénégal Blaise Diagne se considère, par exemple, comme le représentant de toute l’Afrique de l’Ouest sous domination française. De son côté, Joseph Casely-Hayford plaide pour une fédération britannique d’Afrique de l’Ouest qui pourrait devenir un dominion (ensemble de colonies disposant de l’autonomie via un parlement fédéral).
Mais ce qu’apprennent les élites coloniales dans le processus des négociations de paix et de la création de la SDN, c’est qu’il faut être reconnu comme une nation pour appartenir à l’ordre “international”. Précisons que le Pacte de cette organisation internationale explique alors que “le bien-être et le développement” des peuples colonisés “forment une mission sacrée de civilisation”. Le document est le premier traité à prononcer et à justifier explicitement l’exclusion politique de ces peuples en invoquant leur supposée incapacité.
De leur côté, les empires européens ont gagné la guerre et entendent tirer davantage de profits de leurs colonies. En France, outre la généralisation de la conscription, on assiste aussi à celle du travail forcé des jeunes hommes et femmes dans les plantations (de café, de cacao…) à partir de 1926. Ceux que les Africains appelaient les “travailleurs à la-pelle” parce que leur recrutement était une autre forme – détestée – de conscription.
Dans le même temps, les Quatorze points ouvrent une possibilité aux populations colonisées qui demandent une forme de participation aux affaires. Très vite cependant, elles se heurtent à une vision de plus en plus inégalitaire, incarnée par exemple par les trois catégories de mandats inventées pour les ex-colonies allemandes et certaines provinces de l’empire ottoman. Celles-ci deviennent des mandats A, c’est-à-dire des nations en devenir dont il faut organiser la marche vers l’indépendance (accordée dès 1934 à l’Irak par la Grande Bretagne).
Les ex-colonies allemandes sont en revanche des mandats B, elles pourraient devenir des nations dans un futur indiscernable, autrement dit, il n’y a pas encore de terme à leur domination. Ou des mandats C : des populations déclarées trop “arriérées” pour devenir jamais des nations. Cette disqualification touche par ricochet les nations de couleur. Ainsi, l’Ethiopie doit attendre 1923 pour être admise à la Société des Nations.
Confrontées à ce rejet occidental explicitement teinté de racisme, les élites colonisées font le choix logique d’abandonner leur perspective légaliste et réformiste. Résultat : après 1925, on assiste à la naissance des premiers mouvements indépendantistes qui se tournent notamment vers les réseaux bolchéviques.
L’interview a été relue et corrigée par Emmanuelle Sibeud.
Emmanuelle Sibeud est intervenue lors d’un colloque international, intitulé 1919, la conférence de la paix de Paris. Les défis d’un nouvel ordre mondial et organisé du 5 au 8 juin 2019 dans la capitale française. Thème de son intervention : “A la porte de la Société des Nations. Nouvel ordre mondial et réaction coloniale en Afrique”.
Source: france tv info