Suite à la décision des autorités françaises de suspendre toute coopération culturelle avec le Mali, le Niger et le Burkina Faso, la chanteuse franco-malienne, Rokia TRAORE, a réagi sur sa page Facebook, ce lundi 18 septembre. Dans sa déclaration, la chanteuse résidant en France a évoqué l’impact de cette démarche diplomatique qu’elle juge inintelligible et injuste sur les plans culturels, sociaux et humains à l’égard des artistes. Nous vous proposons sa déclaration.
Il est impossible de changer le passé, mais nous voulons que notre futur en Afrique soit radicalement différent, qu’il s’écarte définitivement de ce que nous avons connu. Nous voulons un monde dans lequel il est perceptible que l’Afrique aussi est debout avec un cœur qui bat.
Chers confrères et consœurs du secteur artistique et culturel en Afrique, chers dirigeants africains, chers partenaires engagés du secteur culturel en Europe et dans le monde, nous sommes nombreux, au Mali, au Burkina Faso et au Niger à avoir été choqués par la nouvelle des consignes du ministère de la culture français, à savoir, l’arrêt de la programmation et des soutiens aux artistes de ces trois pays du Sahel, plus haut mentionnés.
La démarche sur le plan diplomatique est inintelligible, elle est injuste sur les plans culturels, sociaux et humains à l’égard des artistes, des festivals et des organisations culturelles qui vont en subir l’impact en France et dans ces pays du Sahel. Les raisons qui transparaissent de cette décision me semblent extrêmement mesquines. En tant qu’artiste africain, malienne, je ne peux qu’être triste pour mes confrères et compatriotes qui ont, malheureusement, besoin de ces ressources de la France.
Cependant, peut-être est-ce là l’occasion de faire le bilan afin de pouvoir estimer ce que toutes ces années d’assistance de la France dans le secteur culturel en Afrique ont réellement apporté en termes de structuration et d’organisation locale de l’Afrique. L‘industrie culturelle dans ces pays et en termes d’échange et de développement de coopérations culturelles entre ces pays ?
Peut-être est-ce là, l’occasion d’attirer l’attention de nos dirigeants actuels, sur les dommages importants dans notre patrimoine immatériel dont pratiquement plus personne n’a réellement pris soin depuis les premières années des indépendances ? Est-ce que nos propres dirigeants nous voient comme des peuples sans civilisation ?
L’Afrique pour nous-mêmes africains n’aurait de valeur que pour toutes ces ressources minières : or, lithium, pétrole, uranium… ? Est-ce que pour nos propres dirigeants en Afrique il n’y aurait aucune valeur à accorder à toute la philosophie, les principes et les habitudes qui ont permis à des grands rois et grands empereurs sur le continent africain d’accomplir des exploits dans le passé ?
Si toutes ces valeurs civilisationnelles comptent, comment les transcrire et les transmettre ? Peut-être est-ce là, l’occasion de commencer à organiser le chantier important que nous devons entreprendre afin que les arts et la culture d’Afrique puissent exister pour les africains sur le continent ?
Pendant longtemps j’ai pensé que l’existence d’un environnement d’échanges culturels entre la France et ses ex-colonies permettait cet espace où nous construisons, inversement à nos rapports de l’époque coloniale, les bases d’une relation de respect mutuel et un sentiment partagé d’égalité.
Au fil des années j’ai commencé à douter de mes convictions. Et, en 2019, suite à une expérience personnelle dans laquelle l’État malien a été impliqué en tentant de défendre mes droits et faire appliquer les règles de droit là où un pays européen les a totalement ignorées, j’ai compris que la notion de respect mutuel et d’égalité qui m’avait motivé le long de ma carrière n’était qu’un mirage, un décor, un leurre.
J’étais totalement perdu, face à la réalité d’une procédure judiciaire dans laquelle, peu importe le fait que le droit soit de mon côté, peu importe le niveau de compétence élevé de mes avocats, j’avais juste tort, surtout, d‘être africain, même avec toute la confiance et le soutien de l’État malien que j’avais. À l’époque, pendant que la démarche du Mali, totalement normale et dans les règles, était décrédibilisée, c’est bien le système de justice du pays européen en question qui violait les règles.…
Ici, il ne s’agit pas de ma personne, mais ce petit résumé à pour mais de répondre en avance, à ceux qui vont encore voir en ma position une connivence avec la Russie, ou un soutien intéressé aux militaires qui ont pris le pouvoir dans ces pays du Sahel.
Ce petit résumé de mon histoire personnelle est un rappel et un témoignage, certes succinct, mais suffisamment clair pour expliquer que tout ce que, nous espérons dans ces pays du Sahel est de retrouver le sentiment d’être respectés dans la souveraineté de nos pays, pour tout ce que nous donnons ; pour tous nos efforts pendant des décennies d’indépendance pour être conforme aux demandes et règles de la France, que la France elle-même est la seule à pouvoir changer à sa forme et sans règles. Pour tous nos enfants qui périssent dans la Méditerranée nous voulons le changement afin que leurs morts tragiques ne s’avèrent inutiles ; pour ceux qui parviennent à traverser pour aller fournisseur, demandant de l’aide à genoux en acceptant toutes sortes d’humiliations, nous voulons plus de dignité et d’estime de soi ; pour nos populations majoritairement jeunes, nous voulons pouvoir commencer à avoir nos projets, pensés par nous, nous voulons nos perspectives.
Logiquement, en raison d’avantages sur les plans géographiques, géopolitiques, sociologiques et sociaux, nous aurions pu définir tous ces changements avec la France ; d’autant que, pendant des siècles nous n’avons eu d’autre choix.
Si aujourd’hui, les peuples du Sahel expriment leur volonté d’avancer sans la France en soutenant des coups d’État, ce n’est pas en prenant maladroitement en otage de maigres intérêts d’artistes africains, qu’il serait possible de mener le secteur artistique dans ces pays à se mobiliser contre les pouvoirs militaires qui viennent redonner un espoir à des millions de gens désespérés, exaspérés par des méthodes sous le contrôle de la France. Des millions d’êtres humains pour lesquels, face aux difficultés du quotidien, malheureusement, les arts et la culture apparaissent comme un luxe, une pure fantaisie.
Il est vrai que nous souffrons déjà dans les secteurs du tourisme et des arts et de la culture dans nos pays du Sahel du fait que nos pays respectent les rangs de « zone orange » et « zone rouge » depuis une quinzaine d’années.
Il est vrai que, sans pour autant nous permettre de correctement restructurer les secteurs artistiques et culturels dans nos pays et trouver des solutions qui contribuent également à l’éducation et à la cohésion sociale. La programmation de nos artistes en France, les subventions pour les créations de projets avec des lieux culturels en France, la facilité de procédure de visa Schengen pour la facilitation de la circulation dans d’autres pays d’Europe sont autant d’avantages qui ont permis à une minorité d’artistes du Sahel de travailler depuis plus de dix ans. Mais tout est relatif.
La colère des peuples du Sahel face à un fonctionnement avec la France qui ne leur a pas permis de vivre correctement avec dignité dans leurs pays réel. Personnellement, j’espère que les pouvoirs actuels dans nos pays feront bon usage des pensées justes et constructives, pour les arts et la culture, de figures importantes dans l’Histoire d’Afrique telles que nos bien-aimés Thomas SANKARA et Nelson MANDELA, pour ne citer que ces deux dirigeants respectés du continent, parmi d’autres, qui ont accordé une grande valeur au rôle des arts et de la culture pour l’Afrique.
Rokia TRAORE, artiste chanteuse, auteure-compositrice-interprète et guitariste malien.
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