L’émotivité et les partis pris entourant le conflit en Ukraine ont beaucoup nui à sa compréhension. Dans les pays occidentaux, une atmosphère de cobelligérance a instauré une pensée unique ne souffrant pas la contradiction. C’est l’issue des combats qui dissipera la fumée des discours partisans et permettra de clarifier bien des choses. Essayons quand même de faire le point, provisoirement.
Biden et la Russie
L’arrivée au pouvoir de Joe Biden en janvier 2021 marque une intensification de l’affrontement avec la Russie. Sous Donald Trump, l’obsession était la Chine. Elle obsède toujours l’administration Biden, mais celle-ci donne libre cours aux tropismes antirusses du temps de Clinton et d’Obama. Les néoconservateurs y sont bien en selle ; Victoria Nuland, auteure de l’immortel « Fuck the European Union », reprend un poste au sommet. Ils n’ont plus Trump sur leur chemin et la Russie a toujours été leur bête noire.
Dès le début de l’administration Biden, les envois d’armes à l’Ukraine augmentent. Des exercices militaires à grande échelle, terrestres et navals, de l’OTAN se tiennent aux frontières de la Russie en mars-avril 2021. Un exercice naval suit en mer Noire durant l’été 2021. Des bombardiers nucléaires B-1 font des vols de reconnaissance sur la mer Noire et à la lisière de la Russie en octobre 2021. Un destroyer et un navire de commandement pénètrent en mer Noire en novembre 2021. Fin 2021, une fin de non-recevoir est opposée aux propositions russes pour des traités de sécurité en Europe.
L’escalade contre la Russie s’explique en partie par l’affaiblissement politique de Biden : débandade en Afghanistan, projets bloqués au Sénat, déroute annoncée pour les élections de mi-mandat. Comme une cerise sur le gâteau, monter les tensions avec la Russie pourrait même nuire à la candidature de l’autre prétendant à la Maison-Blanche, le « pro-russe » Trump.
Géopolitique d’abord
Des calculs politiciens de ce genre ont sans doute leur place, mais ils ne suffisent pas. Les enjeux géopolitiques sont de loin plus importants. L’ensemble de l’establishment étatsunien et ses prolongements médiatiques et universitaires carburent au néoconservatisme, donc à la russophobie et à la sinophobie. Il en est ainsi parce que Russie et Chine sont les deux contestataires les plus puissants de l’hégémonie étatsunienne.
Le fait dominant de notre époque sur le plan international est la remise en question de la primauté des États-Unis comme unique superpuissance.
L’ère de la domination américaine, célébrée comme « la fin de l’histoire » en 1989-1990, tire à sa fin. L’économie chinoise dépassera celle des États-Unis bientôt ; la Russie s’est relevée et refuse la subordination.
L’une et l’autre rejettent l’unipolarité, l’exceptionnalisme et le statut privilégié du dollar qui permet aux États-Unis de vivre aux dépens des autres en imprimant du papier-monnaie. Les deux font écho aux positions de nombreux pays. Le passage de l’unipolarité à la multipolarité est la grande transition de l’ère actuelle. Le monde est en cours de reconfiguration.
Le comportement normal des empires
Comme les puissances hégémoniques du passé, les États-Unis ne céderont pas le premier rang de bon gré. Comme leurs prédécesseurs, ils font tout pour entraver, et si possible abattre, ceux qui les contestent. Cela n’est ni original ni surprenant. Tel est le comportement normal des empires. Cependant, pour les États-Unis, la voie militaire est compliquée par le fait que la Russie et la Chine sont des puissances nucléaires, capables de riposter. Il ne s’agit plus de la Serbie, de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Syrie ou de la Libye. Pour le moment, à tout le moins, la guerre nucléaire n’est pas la première option.
C’est ce qui oblige à privilégier les déstabilisations, les changements de régime et les conflits à la périphérie de la Russie et de la Chine dans l’espoir de créer des abcès de fixation dommageables aux deux.
Comme les États-Unis ne peuvent faire la guerre directement, ils la font par procuration, dans des régions limitrophes servant de plateformes.
L’Ukraine et Taïwan jouent ce rôle. Une pression permanente, militaire, économique et politique, est exercée contre la Russie et la Chine afin de créer des tensions, multiplier les provocations, allumer des étincelles, dresser leurs voisins contre elles.
Le moyen de perpétuer l’hégémonie est de répandre la division. L’impérialisme britannique était passé maître en la matière pendant trois siècles et il agit aujourd’hui en tuteur de son rejeton. Les dirigeants étatsuniens proclament sans ambages depuis 2021 leur volonté d’enliser la Russie dans un conflit de longue durée en Ukraine dans l’espoir maintes fois répété de la saper. Ils pensent que l’intervention en Afghanistan des années 1980 a causé le démantèlement de l’URSS et disent vouloir un remake en Ukraine.
Pauvre Ukraine
À l’heure actuelle, l’Ukraine est maintenue sous perfusion d’armes occidentales. Elle est appelée à se sacrifier aussi longtemps que possible pour que puisse se réaliser la stratégie étatsunienne du saignement de la Russie, de son étouffement économique, du renversement de son régime.
D’où le récit officiel, ressassé sans relâche, que la Russie perd la guerre, que la victoire ukrainienne est proche, que tout le Donbass et même la Crimée seront repris.
Entre-temps, l’Ukraine perd de 100 à 200 hommes par jour, avec trois à quatre fois ce nombre en blessés. Sera-t-elle tenue à bout de bras au combat jusqu’à épuisement de la chair à canon ? Elle perd des territoires russophones qu’elle ne reverra jamais.
Le réveil à la fin de ce conflit risque d’être aussi brutal que la guerre elle-même. L’alignement d’un pays avec les ennemis lointains de son voisin immédiat, a fortiori une grande puissance, est une recette tragique pour devenir une victime sacrificielle d’un affrontement qui le dépasse. Le pire est qu’on ne perçoit pas comment empêcher ce drame d’aller jusqu’à son terme.
Source: La presse.ca