Le 27 février au matin, Serhiy A. s’est décidé à aller acheter du pain. Voilà trois jours que les informations et le roulement lointain des bombardements avaient annoncé l’invasion russe. L’homme de 62 ans s’était aussitôt réfugié dans la cave de sa maison, avec Elena, sa femme, 54 ans, et Evgueni, son fils de 27 ans. La famille A. était terrée là depuis le 24 février dans ce réduit humide et froid, au milieu des réserves de conserves. Impossible de savoir ce qui se tramait à l’extérieur. Tout Koupiansk, ville de plus de 20 000 habitants située à 120 kilomètres à l’est de Kharkiv, jouxtant le Donbass et l’oblast de Louhansk, proche de la frontière russe, retenait son souffle.

Serhiy s’est donc aventuré à l’extérieur, dans l’entrelacs des petites maisons de son quartier. Arrivé dans une grande rue, il est tombé sur un char planté au milieu de la chaussée. Les Russes étaient déjà là. Une occupation que la famille allait subir pendant six mois.

Cet interminable tunnel, Serhiy et Elena le racontent dans le paisible salon d’un pavillon de la région parisienne où ils viennent d’arriver au terme d’un long périple. Le couple parle de ce qu’il a vécu. Evgueni, de santé fragile, écoute en silence. La famille est hébergée par Katerina, une nièce installée de longue date en France.

Serhiy a passé dix ans dans l’Armée rouge. Citoyen de l’Union soviétique, il n’a jamais renoncé à son identité ukrainienne. Au mess, il aimait déclamer des poèmes de Taras Chevtchenko, le grand auteur national. En parlant de l’Ukraine, Serhiy disait « mon pays », se faisant rabrouer par ses collègues russes.

Contrôles incessants

Puis il est revenu à Koupiansk, sa ville d’origine, a accueilli « avec un immense bonheur » l’indépendance, en 1991. Il est devenu convoyeur de fonds, puis gardien de nuit, continuant de travailler pour compléter sa maigre retraite. Elena est employée dans un élevage d’oies. Elle et son mari ont toujours voté pour les partis pro-occidentaux. Le couple se savait minoritaire à Koupiansk, où les prorusses dominaient les élections. Le maire élu avant la guerre, Guennadi Macegora, appartenait d’ailleurs à Plate-forme d’opposition-Pour la vie, un parti poutinophile. Le 27 février, il n’a pas hésité à remettre les clés de la ville à l’occupant.

Des checkpoints apparaissent alors un peu partout, tenus notamment par des soldats bouriates – une ethnie de Sibérie  ou ossètes – des Caucasiens vivant en Géorgie et en Russie. Les contrôles sont incessants. Les occupants se comportent « comme des colons avec des indigènes », résume Serhiy. Il faut se ranger quand on les croise sur un trottoir. Un camion transportant de l’essence renverse une vieille dame, qui meurt sur le coup. Le chauffeur ne s’arrête même pas. Un char fait un écart pour tamponner une voiture qui ne s’est pas suffisamment écartée à son goût. Le conducteur s’en sort avec une facture du crâne.

Il vous reste 67.8% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Source: Le Monde