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Général Barrera, libérateur du Mali “Mourir, un risque du métier”

Il a mené avec ses hommes, dès janvier 2013, l’opération Serval : des combats sans merci contre les djihadistes qui terrorisaient le pays. Embuscades, attaques kamikazes, enfants soldats, corps-à-corps… La guerre fut intense, traumatisante. Toujours en fonction, le général Bernard Barrera raconte ce  qu’il a vécu auprès de ses soldats dont la plupart, très jeunes, ont connu là un terrible baptême du feu.

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Le général Bernard Barrera commandait les 4 000 hommes de la composante terrestre de la brigade Serval. « C’est lui qui a gagné sur le terrain, dans le nord du Mali, une des batailles les plus dures que l’armée française ait eu à livrer depuis la fin de la guerre d’Algérie », estime l’ancien chef d’état-major, le général Bentégeat. Parti de Bamako jusqu’à la frontière algérienne à travers le Sahara, le parcours de Serval rappelle l’épopée de la colonne Leclerc qui, jadis, quitta Fort-Lamy (N’djamena) au Tchad pour atteindre le nid d’aigle de Hitler en Allemagne après avoir libéré Paris en liesse. Intégré dans la brigade de blindés qui s’étirait sur des kilomètres, j’ai vu la joie des Maliens dans chaque village que nous traversions, heureux de retrouver la liberté après l’occupation par les djihadistes d’Al-Qaïda, que Barrera traquera jusqu’à leur repaire. Les combats furent d’une violence inouïe, finissant parfois quasiment au corps-à-corps et 900 terroristes ont été tués en deux mois. Près de ses hommes, un moral à renverser des montagnes, le général leur fit la guerre jusqu’au bout. Sans gloriole mais avec le panache et la pugnacité des officiers d’antan, qui sont à l’origine de sa vocation. Fait rarissime pour un général toujours en activité, il raconte « de l’intérieur », dans son livre, la guerre des sables qu’il vient de mener et qui continue aujourd’hui sous une autre forme.

Paris Match. L’opération Serval que vous avez conduite ­a-t-elle mis un coup d’arrêt à la menace des djihadistes ?
Général Barrera. Oui. Ils occupaient, il faut se rappeler, la moitié du Mali où ils imposaient la charia. On voyait sur des vidéos des gens qui étaient fouettés, des femmes lapidées. Ils contraignaient la population à vivre sous le diktat de lois moyenâgeuses, comme on peut le voir dans le film “Timbuktu”. Il fallait intervenir. Surtout que les djihadistes se croyaient tellement forts qu’ils pensaient conquérir tout le pays. Le président de la République a pris la décision de déclencher l’attaque qui a démarré le 11 janvier 2013. Et, sept mois plus tard, un président était démocratiquement élu au Mali. Cela a été possible grâce à notre action militaire.

Après la prise aux djihadistes de la boucle du fleuve Niger et des villes de Tombouctou et de Gao, vous vous êtes attaqué à ce que vous appelez leur “château fort”, le massif des ­Ifoghas, au nord du Mali.
On a progressé au nord jusqu’à la frontière algérienne et du côté est jusqu’à celle du Niger, qui étaient alors leurs sanctuaires. Pendant quinze jours, on ne savait pas où ils se trouvaient malgré les vols de reconnaissance. C’était “le brouillard de la guerre”, comme l’écrit le général et théoricien Clausewitz. Mais, le ­19 février, des légionnaires sont tombés dans une embuscade au début de la vallée d’Amettetaï. Ils ont résisté en attendant des renforts. C’est là que le sergent-chef Vormezeele du 2e Rep a été tué. J’ai compris que leur château fort était là, dans ce massif montagneux. Deux jours après, les combattants islamistes d’un autre groupe ­attaquaient Gao. Le 21 février, une trentaine de kamikazes y étaient abattus par des soldats français et maliens. Dans le massif des Ifoghas, nos alliés de l’armée tchadienne, malgré 26 morts et 70 blessés dans leurs rangs, pénétraient de l’autre côté de la vallée pour couper la route aux djihadistes. Il fallait faire tomber leur donjon. Pendant deux semaines, les combats sont quotidiens. Mon souci est à ce moment-là que l’infanterie soit appuyée par des chars, de l’artillerie, des hélicoptères et des avions. Sans oublier des sapeurs pour déminer et des médecins pour évacuer les blessés. Nous avons éliminé plusieurs centaines de djihadistes. Nous, on a eu une dizaine de blessés.

Est-ce que vous avez été surpris par l’agressivité au combat des islamistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et des groupes armés qui sont leurs alliés ?
Oui. Ils sont très mobiles et effectuent des manœuvres ­rapides pour monter des embuscades et se cacher. Le caporal ­Charenton du 1er RCP a été tué pendant l’assaut d’une grotte. Pourtant, on avait tiré à l’intérieur un missile Hot depuis un hélicoptère et nos avions avaient largué des bombes GBU à guidage laser. Sans compter les tirs directs de chars. Mais il restait des ­défenseurs islamistes encore vivants. Les fantassins, c’est toujours l’arme des derniers mètres. C’est à ce moment-là que le caporal Charenton a été tué.

Quel est votre sentiment quand un homme que vous avez envoyé au combat est tué par l’ennemi ?
Je ressens une profonde tristesse, évidemment. Je sais que le deuil sera porté très longtemps par la famille. Le doute aussi est présent et je me pose toujours la même question : “Est-ce que j’ai bien tout préparé pour que mes hommes bénéficient de l’aide de toutes les armes que j’ai déployées sur le champ de bataille ?” Autour de moi, il y a toujours eu des militaires, depuis mon grand-père maternel, poilu en 14-18, et celui côté paternel, engagé dans la libération de la France pendant la Seconde Guerre mondiale, et enfin mon père, jeune lieutenant devenu une “gueule cassée” parce que grièvement blessé pendant un assaut en Algérie. Je sais ce que vivent les parents, la femme, les enfants de soldats disparus. Au Mali, chacun de nos morts me renvoyait au caporal-chef de 21 ans de ma famille qui a été tué en Indochine. J’ai pensé à lui tout le temps où j’ai commandé. Le brigadier-chef Yoann ­Marcillan, tué en 2012 en Afghanistan, était aussi présent dans mon souvenir. Commandant à l’époque la brigade Monsabert à Clermont-Ferrand, j’avais été chargé d’annoncer son décès à sa ­famille. C’était le jour du 6e anniversaire de mes fils jumeaux. J’ai quitté la maison pour me rendre au domicile du défunt. J’avais averti le maire du village. Lorsque nous sommes arrivés, la maison était vide. Les parents étaient partis faire des courses. On a attendu cinq heures devant la porte. C’est le père qui est arrivé en premier. Lorsqu’il m’a vu en uniforme, il a compris. Je lui ai dit : “Je suis venu vous annoncer la mort au combat de votre fils. Il est mort pour la France.” Je suis resté avec eux jusqu’à la nuit. Je leur ai dit que ce décès n’était pas vain.

Au Mali, quatre de mes soldats sont morts au combat. A chaque fois, à des milliers de kilomètres de l’Auvergne, je pensais à cette cour de ferme, à ce couple qui avait perdu son fils de 24 ans. A chaque famille, j’ai écrit une lettre où je décrivais les circonstances de la mort de leur fils ou de leur mari, et tout le bien que je pensais de lui. De retour en France, je suis allé les voir, ainsi que les blessés. A chaque fois, j’ai été impressionné non par la révolte, mais par la dignité de ces familles qui ont compris que le métier de soldat nécessite ­l’acceptation de la mort. La mort au combat n’est pas un accident de voiture. C’est un risque qui fait partie du métier. Celui du général, c’est de vaincre l’ennemi et de pas faire tuer ses soldats. Avant chaque opération, je leur disais : “C’est eux ou nous. Tuer l’ennemi avant d’être tué.” Malgré cela, la bataille continue et il faut faire en sorte que ces décès ne fragilisent pas le dispositif afin qu’il n’y en ait pas d’autres.

« Pour faire tomber leur donjon, deux semaines de combats quotidiens »

En opération de guerre, quelles sont les relations entre le général et ses hommes ?
Elles sont directes parce que nous sommes tous des soldats. On vit dans les mêmes conditions, la même chaleur, avec des ­rations pour se nourrir pendant quatre mois. Le rapport avec la mort, la peur peuvent s’immiscer dans les esprits. Alors, à chaque veille de combat, j’essayais de faire le tour des PC. Je disais aux lieutenants et aux adjudants : “On va chercher l’ennemi, on va ­devoir le déloger et, si on a des pertes, il faudra continuer. On va gagner. On peut.” Et j’ajoutais : “Je veillerai à ce que vous ayez les avions, les hélicoptères, les obus, les médecins et les moyens pour évacuer les blessés.” Puis, en regardant mes chefs de section dans les yeux : “Je compte sur vous pour commander vos hommes.”

N’avez-vous jamais eu de doute, de “vague à l’âme” en pensant que c’est vous qui, en envoyant vos soldats se battre, risquiez de les faire tuer parce qu’ils suivaient les plans d’attaque que vous aviez établis ?
J’assume mes responsabilités. C’est moi qui valide et signe les ordres écrits par mes états-majors. Je suis responsable de tous. La veille de l’attaque, je n’arrive pas à bien dormir et je suis avec eux par la pensée. Je sais que je ne suis pas à l’abri de pertes. Mais il faut assumer ses choix. Deux fois, par exemple, j’ai reculé car j’estimais que les conditions n’étaient pas remplies. Mon artillerie n’était pas encore arrivée. Je ne voulais pas lancer une opération sans l’appui de canons à longue portée.

Outre la mort de vos hommes, quels sont les moments qui ont été douloureux pendant ces combats meurtriers ?
Quand j’ai vu des enfants soldats qui avaient été kidnappés par Al-Qaïda. Là, j’ai compris que les djihadistes n’avaient pas les mêmes lois de guerre que nous. Un légionnaire a trouvé un enfant d’une douzaine d’années au pied d’un arbre, en train d’agoniser. Il a été soigné par nos médecins. On l’a ensuite confié au Comité international de la Croix-Rouge. Ces enfants soldats ont provoqué un choc chez mes hommes. Certains de ces gosses avaient le même âge que les leurs. Ils avaient la crainte d’avoir tué un enfant sans le savoir. A 800 mètres, impossible de distinguer une silhouette d’enfant au milieu d’adultes cachés entre des rochers. Plusieurs fois, mes soldats ont réussi à épargner des enfants en abattant seulement des terroristes.

Aujourd’hui, le massif des Ifoghas semble être redevenu le château fort que vous aviez pris il y a deux ans. Il abrite à nouveau des groupes terroristes qui sont parfois très près de la frontière algérienne.
Au cours de l’opération terrestre que j’ai menée, plusieurs centaines de djihadistes ont été éliminés et une grande partie de leurs katibas (une centaine d’hommes) ont été anéanties en deux mois de guerre. Ils ne sont plus capables d’occuper le terrain, ni assez nombreux pour livrer un combat classique. Il reste seulement des petits groupes terroristes qui mènent une guerre asymétrique et évitent le contact. La guerre a changé de visage. Le dispositif Barkhane a remplacé l’opération Serval et poursuit ­aujourd’hui la traque en opérant des destructions ciblées.

Sommes-nous préparés pour faire face à cette guerre contre le terrorisme qui risque de durer longtemps ?
Oui. Si nous l’avons emporté, c’est que notre armée s’est sans cesse adaptée, passant des blindés du pacte de Varsovie aux ­djihadistes du Sahel. L’opération Serval a été une “entrée en ­premier”, une “ouverture de théâtre” mettant en œuvre toutes nos capacités interarmes. Notre force vient de la détermination politique contre le terrorisme qui se traduit par des opérations à l’extérieur et à l’intérieur de nos frontières. Cela implique de pouvoir se battre, principalement à terre, avec des effectifs suffisants projetés à l’extérieur, mais aussi de tenir dans la durée avec des forces spéciales et d’autres, conventionnelles, bien renseignées. Lutter contre le terrorisme nécessite de la volonté, de l’endurance et de la ténacité, de pouvoir encaisser des coups, parce que les modes d’action des terroristes ne sont pas les nôtres. Leurs règles de ­comportement sont quasi inexistantes, car ils utilisent des ­enfants soldats et des kamikazes, s’attaquent à la population et sèment une terreur médiatisée. C’est pour cela que notre armée, et notre armée de terre qui occupe le terrain, reste l’assurance-vie de nos concitoyens. Interview Patrick Forestier

Enfants soldats
Les fouilles continuent. Plus que jamais, nous craignons l’imbrication avec des rescapés cachés, la pose de mines et les retours offensifs ponctuels. Les unités ratissent les vallées en en extrayant des tonnes de matériels et d’armement, des fabriques de mines, de pièges, des carnets du parfait terroriste à l’instruction, des ordinateurs, du matériel de secourisme. Un véritable Woodstock terroriste était en cours de constitution aux portes de l’Europe et de notre pays, dans l’adrar, le château d’eau du désert. En prenant cette vallée, nous avons le sentiment de faire tomber « le donjon » de la forteresse et de vider les greniers. Quelques hommes se rendent, assoiffés, hébétés, certains à moitié sourds après les pilonnages d’artillerie et les roquettes d’hélicoptères. Les légionnaires trouvent un enfant soldat blessé par des éclats. Réfugié près d’un muret de pierre, sous une couverture, il grelotte de fièvre, impuissant devant l’infection de ses plaies. Cela fait deux à trois jours qu’il attend la mort, comme cet autre djihadiste blessé, trouvé sous un rocher avec une perfusion dans le bras, adossé à ses caisses de munitions. La seule différence, de taille, c’est que le premier est un enfant qui n’a sans doute pas 15 ans. Cette découverte et celle qui va suivre ont incontestablement marqué un tournant pour les combattants de la brigade. Les Tchadiens nous avaient prévenus de l’utilisation d’enfants dans la vallée, mais en trouver un blessé et désarmé nous bouleverse dans notre intimité de soldat et de père de famille […]. L’enfant soldat est pris en charge par les légionnaires infirmiers, puis par le médecin de la compagnie qui demande son évacuation d’urgence par hélicoptère, ce qui est fait en dépit des risques. Il sera sauvé.

Quelques heures plus tard, la même unité s’installe en bivouac tactique, en hérisson, prête à résister à toute attaque de nuit. A peine arrivé, l’adjudant M. aperçoit des traces dans le sable, entre les rochers et les arbustes, puis un petit pied derrière une branche. Se sentant démasquée, une silhouette armée bondit en avant, aussitôt abattue. Les légionnaires découvrent dans cette cache deux enfants armés et un adulte noir et anglophone qui avouera plus tard être nigérian et affilié à la secte Boko Haram. Après avoir enlevé une dizaine d’enfants, principalement peuls, dans la région de Gao, il les a emmenés dans ce sanctuaire pour les éduquer et en faire de bons djihadistes. L’adjudant m’avouera après qu’il avait l’intime conviction en les arrêtant qu’ils attendaient la nuit pour attaquer les hommes au bivouac. Les chargeurs de leurs AK-47 étaient tous bien garnis et les enfants blottis autour de leur précepteur. Dans les heures qui suivirent, sapeurs et fantassins découvrirent des cadavres d’enfants dans la vallée, certains chargés de gourdes vides et envoyés à la mort par les djihadistes assoiffés. Ces visions provoqueront des blessures invisibles chez mes soldats, comme me le confieront l’aumônier du camp et le médecin. Ils venaient de passer dix jours à se battre sous un soleil sahélien, mais ces images les hantaient, certains se demandant même s’ils n’avaient pas tiré sans le savoir sur un gamin qui avait l’âge de leur fils. L’enfant soldat, la pire découverte de cette vallée maudite ! Après les mines, les assauts, les combats dans les grottes, personne ne s’attendait à cela. Dans les bataillons, les hommes sont prévenus. Pour autant, aucun n’aura dans les semaines suivantes de mouvement de vengeance, de gestes inappropriés vis-à-vis des rares prisonniers. Tous resteront professionnels, sans tomber dans la pulsion de mort et de justice
expéditive. […]

« Après notre action, il ne reste que de petits groupes terroristes qui évitent le contact »

Touché en pleine tête
Les terroristes concentrent leurs tirs sur les véhicules légers pour causer le plus de pertes. Les balles de kalachnikov font voler en éclats les pare-brise maliens. Les véhicules sont mitraillés.
Le brigadier-chef Wilfried Pingaud, un solide artilleur d’Afrique, est parmi eux. Il vient d’apercevoir les départs de feux dans la lisière et les désigne à la colonne, avant de riposter avec la mitrailleuse de bord de son véhicule blindé léger. Dans l’action, il est touché en pleine tête par une balle. Le lieutenant-colonel Christophe constate vite que tous ses blindés sont engagés. Pourtant, il faut tenter de dégager les Maliens, plaqués au sol. L’embuscade ennemie a parfaitement fonctionné, du travail de professionnels. Il parvient à rétablir son détachement un peu en retrait, tout en protégeant nos alliés qui s’alignent avec les blindés français. Des roquettes antichars explosent à quelques mètres. Les commandos de l’air, spécialistes du guidage aérien, ont arrêté de tirer. A l’abri d’un talus, ils appellent à l’aide une patrouille de Mirage 2000 chargés de bombes guidées lasers. Chacun retrouve ses réflexes. Tous savent que leur camarade Wilfried est grièvement blessé et qu’il faut l’évacuer avec quatre frères d’armes maliens. Des hélicoptères armés Gazelle décollent pour appuyer les troupes au sol, tandis qu’un Puma et un Agusta belge foncent vers l’oued pour récupérer les cinq blessés. Au même moment, la compagnie de Gaulois prend le relais de la colonne franco-malienne. Le feu intense des fantassins du 92, les rafales de canons mitrailleurs de 25 mm s’enfoncent dans l’oued. Chacun est à sa place […]. La colonne malienne est fixée au centre. L’ennemi est à moins de 200 mètres.
« Opération Serval. Notes de guerre, Mali 2013 » par le général Barrera, éd. du Seuil, sortie le 7 mai.

source : parismatch

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