La lutte contre le trafic d’être humain, notamment l’immigration clandestine, est de l’une des missions assignées à la Force conjointe du G5 Sahel. Cette mission qui mobilise les partenaires au même titre que la lutte contre le terrorisme, ne ressort pas dans les discours officiels.
Dans une importante contribution publiée sur le site « aoc.media » sous le titre « Le serpent sécuritaire du Sahel », le politiste français Jean-François Bayart met les pieds dans le plat. Son analyse sur la situation sécuritaire au Sahel laisse percevoir une autre mission de la force conjointe du G5 Sahel que les discours officiels cachent délibérément. Il s’agit de la lutte contre le trafic d’êtres humains notamment, l’immigration clandestine.
L’universitaire souligne que depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, en 2007, la France a réduit sa politique à l’égard du Sahel à une double lutte, aussi illusoire que celle de Don Quichotte contre les moulins : la lutte contre l’immigration et contre le terrorisme. « Au mieux, c’est confondre deux symptômes avec le problème. Au pire, cela revient à prendre pour argent comptant des trompe-l’œil », précise-t-il.
Programmes d’inspiration néolibérale et calamiteuse intervention militaire en Libye
Selon Jean-François Bayart, les politiques poursuivies depuis plusieurs décennies par la France, ses partenaires européens, les Etats-Unis et les institutions internationales, ont une responsabilité énorme dans la situation des pays du Sahel. « En particulier, les programmes d’ajustement structurel d’inspiration néolibérale, mis en œuvre à partir des années 1980 et la calamiteuse intervention militaire en Libye, en 2011, ont ébranlé les États sahéliens dont on dénonce aujourd’hui la “fragilité” ou la “faillite”, avec des larmes de crocodile et ont intensifié les flux migratoires dont on prétend se prémunir », détaille Jean François Bayart. Le professeur à l’Iheid de Genève appelle à une réflexion sérieuse et approfondie sur la situation. Il préconise le recours à l’histoire. « Seul le recours à l’histoire, une histoire un tant soit peu critique par rapport à la logorrhée gouvernementale qui nous tient lieu de pensée depuis des lustres, permet de comprendre de quoi le terrorisme et l’immigration sont les noms. Les deux phénomènes renvoient non à une “crise de l’État”, comme on le répète ad nauseam, en oubliant que cet État est pour partie le fruit de nos entrailles, mais à un processus de formation de celui-ci, dont la violence et les contradictions confirment la banalité des sociétés africaines en tant que sociétés historiques », explique-t-il.
Jean François Bayart tire la sonnette d’alarme : « Pis encore, les réponses que l’on apporte aujourd’hui à l’immigration ou au djihadisme renforcent ces phénomènes et menacent d’engendrer une situation incontrôlable, comparable à celle qui s’est installée en Amérique centrale, où des cartels criminels prospèrent grâce aux gains marginaux faramineux que leur procure la prohibition des narcotiques et de la circulation continentale de la force de travail. D’ores et déjà, on peut observer, de part et d’autre de la Méditerranée, les ingrédients de ce cocktail explosif, à commencer par la coopération entre des cartels latino-américains, des réseaux ouest et nord-africains, et les grandes organisations criminelles sud-européennes, non sans que les uns et les autres bénéficient de la complicité des autorités ou des institutions de certains États, tels que la Guinée Bissau ou la Libye et des opportunités de blanchiment que d’autres d’entre eux leur offrent, aussi bien en Afrique qu’en Europe. Vous avez aimé l’épisode des passeurs et des djihadistes ? Vous adorerez Sahel, le retour… », prévient-il.
Pour lui, la délégation aux Etats sahéliens et nord africains de la lutte contre « l’immigration clandestine prend le risque de réveiller, en particulier au Niger, les dissidences armées, dans la mesure où elle déstabilise les fragiles équilibres économiques des confins sahariens qui ont reposé, ces dernières années, sur l’exploitation de la manne des voyageurs ».
A l’en croire le serpent sécuritaire se mord la queue en prétendant « combattre à la fois le terrorisme et l’immigration clandestine. C’est se condamner à renforcer et l’un et l’autre », défend l’universitaire.
Les Africains à la fois obligés et empêchés de se mouvoir
Il donne une explication limpide de la montée de la pression migratoire. « La montée de la pression migratoire, au demeurant très exagérée par les dirigeants européens, est à la fois une résultante et une nécessité de la formation de l’État et de son économie capitaliste au sud du Sahara. Comme à l’époque coloniale, les Africains sont à la fois obligés et empêchés de se mouvoir. Faute de saisir cet arrière-plan historique et politique, l’Europe se trouve dans une double impasse : celle de la lutte militaire contre le djihadisme, qui se referme comme un piège sur elle, la guerre appelant la guerre, celle de la construction idéologique d’une crise migratoire dont le traitement est vain, se révèle de plus en plus criminel en raison du nombre des victimes qu’il provoque et des compromissions avec les trafiquants libyens qu’il suppose, et à terme insoutenable politiquement, voire juridiquement », plaide Jean François Bayart. Pour sortir de l’ornière, il appelle à l’invention d’un nouveau modèle de gouvernement. « On le sait, l’Europe divisée comme jamais, joue son avenir sur ces apories. Seule l’invention d’un nouveau modèle de gouvernement, moins distordu par rapport aux legs de l’Afrique ancienne que celui de la territorialisation d’origine coloniale, et capable d’administrer positivement l’itinérance tant des bêtes que des hommes, serait à même de la sortir de l’ornière’’, préconise-t-il.
La force conjointe du G5 tant attendue est d’ores et déjà perçue comme l’éléphant qui arrive avec un pied cassé.
Chiaka Doumbia
Le Challenger