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Etre mère et prostituée au Mali

Halo jaune sur cercle rouge. Il est minuit au bar de l’autogare et la lueur de l’enseigne peine à attirer les clients. Pourtant elles sont là, les « filles de Sikasso ». Assises contre le mur à attendre derrière la palissade qui défend leur intimité. La lune n’éclaire pas sous l’auvent de tôle. On ne les distingue dans l’obscurité qu’à leur visage bleu, ébloui par l’écran de leur téléphone. Pianotant avec une frénésie adolescente. Si le néon de l’enseigne ne suffit pas, c’est à coup de SMS qu’elles appâteront ces phalènes de clients.

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En cette nuit poussive, Evelyne* a d’autres préoccupations. Elle est en retard et la vieille femme du quartier qui garde sa fille de cinq mois est partie depuis plusieurs jours. Ça l’agace, mais a-t-elle d’autre choix que d’amener son enfant au travail ? De toute façon, elle connaît le rituel. Elle l’allaitera, la bercera jusqu’aux yeux clos. Déposée sur le sol à côté du lit, emmitouflée dans des chiffons. Là, presque invisible, elle ne dérangera pas le client.

« Une année que je suis bloquée au Mali, glisse-t-elle agitée au bord du matelas. Maintenant je veux retourner à la maison à Abidjan… Je ne peux plus me prostituer ». Phrase sèche. Evelyne chancelante la prononce imbibée de mélancolie et d’alcool. Elle est arrivée à Sikasso par hasard, « une trahison », dit-elle. C’est son copain, une petite frappe de quartier, rencontrée il y a deux ans lorsqu’elle travaillait comme serveuse au JB, une boîte de nuit d’Abidjan. Elle, ivoirienne de 28 ans, seule. Il lui a fait miroiter des richesses. Elle est tombée amoureuse. « Une erreur », maugrée-t-elle.

Ils se sont embarqués pour le Mali, lui, prétextant vouloir retrouver ses parents à Ségou. En chemin, traversant la ville de Sikasso, ils se sont arrêtés dans ce motel-bar. Celui juste en face de l’autogare. « Attends-moi ici, je reviens », a-t-il dit, en ouvrant la porte de cette chambre turquoise sordide. Evelyne a obéi. Une année qu’elle ne l’a pas revu. Elle s’est résignée après quelques mois, sans savoir encore aujourd’hui pourquoi il l’a abandonnée. Parce qu’il en a trouvé une autre ? Parce qu’elle était malade ? Parce qu’elle était enceinte d’un mois ? Les trois, peut être.

La chambre turquoise est devenue son « bureau ». Elle y reçoit ses clients pour des passes allant de 2 000 à 5 000 francs CFA (de 3 à 7,60 euros), « selon les positions ». Dans les bons jours, il peut en venir six. Enceinte, seule, ayant tout quitté pour cet homme, « il fallait bien que je trouve un moyen de me nourrir et de payer chaque jour les 3 000 francs de location », dit-elle. La prostitution était la solution la plus évidente. « Toutes les filles le faisaient autour de moi ». Evelyne a accouché dans un centre de santé. Une petite Maïga qui pleure sur sa couverture jaune. « Elle a les dents qui poussent alors elle crie la nuit, confie Evelyne. Ça dérange les clients mais je dois rester auprès d’elle. Certains comprennent, d’autres je leur fais pitié et ils partent. »

Les paillettes de sa jupe luisent à la lumière de l’ampoule nue. Seins engoncés dans son haut blanc, elle le réajuste et écluse son houblon. Temps d’aller voir si les clients remuent au bar. « Tout travail mérite sa bière », vante l’affiche d’une célèbre marque de spiritueux. À les observer, vacillants, les accoudés du comptoir sont à l’ouvrage depuis longtemps. Evelyne commande une autre bouteille. Bob Marley embaume l’atmosphère. Son clip passe en bleu, délavé par la vieille TV. Le sol est constellé de mégots et de déchets. Sous l’auvent, les tables poisseuses, presque vides, sont parcourues d’insectes.

Sabine*, 24 ans, traîne ses tongs et son ennui. Elle accepte de discuter mais à l’abri des regards. Le couloir sent le remugle. Une dizaine de chambres en enfilade. La sienne est comme celle d’Evelyne, turquoise décrépie de taches brunes. Et comme elle, comme toutes, c’est une étrangère. Aucune des « filles de Sikasso » n’est malienne. Sur les dix qui travaillent ce soir, trois sont burkinabés, six ivoiriennes et une nigériane. Les locales traversent la frontière, dans l’autre sens, afin d’exercer loin de leurs proches. « Elles changent de pays pour ne pas avoir à subir l’exclusion de la famille, la marginalisation, et pouvoir trouver un mari plus tard », explique un habitué du lieu.

Contrairement à Evelyne, Sabine est là par choix. Débarquée du Burkina voisin il y a six mois avec une amie de cinq ans son aînée. C’est elle qui l’a initié au métier, « à sortir dans les maquis », euphémise Sabine. « Les maquis », ces bars dansants typiques de la sous-région, où l’on sert une cuisine roborative et l’on s’adonne au jeu, parfois devanture de bordels discrets. L’expression de Sabine a du sens. On sort dans les maquis. On en sort plus difficilement. Les ronces de l’alcool, de la solitude ou de la prostitution. Ce n’est pas pour échapper à cette vie que Sabine a quitté sa ville au Burkina Faso, mais « parce que c’était trop dangereux de continuer dans le quartier. »

Un ami de son oncle l’a vu exercer et a averti la famille. Afin d’éteindre la rumeur, Sabine a préféré laisser son garçon de trois ans à sa tante. À sa mère, elle lui a dit qu’elle partait au Mali pour travailler dans un salon de coiffure. Depuis toute petite, Sabine rêve d’être coiffeuse. C’est pourquoi elle a garni le mur de sa chambre turquoise de perruques qu’elle a fabriqué sur une tête de mannequin, les nuits sans clients, comme celle-ci. Elle fait tomber ses cheveux bouclés devant son visage las. Pense-t-elle à cette carrière brisée le jour du décès de son père ? Elle avait 14 ans. « Mon oncle, qui devait s’occuper de nous a refusé de payer ma formation de coiffure, souffle-t-elle. J’ai quitté l’école à ce moment-là. »

Une époque difficile. Pas d’argent. Peu de nourriture à part le mil rapporté du champ par sa mère. Elle commence à traîner dans le quartier et fait la rencontre de son amie, reine des maquis. « Les soirs elle m’y emmenait pour boire. Puis elle m’a poussé à aller voir des hommes, pour gagner de l’argent. J’ai d’abord refusé. » Elle cédera à 18 ans. Un client âgé qui lui promit pour toute la nuit 25 000 CFA, 38 euros, une fortune. « Ça m’a dégoûtée,lance-t-elle. Quand il m’a regardé après, je lui faisais pitié. Il me trouvait timide. J’étais apeurée. Il est parti. J’étais si mal que j’ai fait une semaine sans sortir. La seule chose qui m’a fait recommencer, c’est l’argent. »

Deux ans plus tard, elle accouche de son garçon qu’elle a avec un ami du quartier, commerçant de chaussures. Il ne sait rien de son métier mais la surprendra aux bras d’un autre homme dans un maquis. « Il était très énervé, m’a demandé d’arrêter. Je ne l’ai pas écouté. Puis on est resté ensemble. » Par amour pour elle ou l’enfant, il a toléré cette situation quelques années avant de disparaître à Abidjan. Alors, accompagnée de son amie, Sabine a traversé la frontière jusqu’à Sikasso, sans le petit. « Non, non, c’est pas bon, proteste-t-elle. Si ton enfant te voit dans le milieu, quand il grandit, il comprend. »

En six mois d’expatriation, elle n’a vu son garçon que deux fois. « Seule ma petite sœur sait ce que je fais vraiment là. Mais elle ne le dira à personne. Elle a trop honte de moi. » Allongée sur le lit, elle se réfugie dans son téléphone. Les messages n’arrêtent pas de résonner depuis tout à l’heure. Un « ami » insistant qui veut s’assurer qu’une « des filles » est disponible. Des filles… pour ne pas dire des mères. « Toutes celles qui travaillent ici ont des enfants, lâche Sabine. Sauf une peut être. »

A Sikasso, « 90 % des prostituées sont des mères », confirmera Lauran Coulibaly qui travaille avec « Danya So », une association maliano-suisse d’aide aux travailleuses du sexe. Chaque fin du mois, les membres font le tour des maisons de passe, offrent des dépistages et des préservatifs. Sabine en a une boîte de 144 au coin du lit, Evelyne aussi. Elle est retournée dans sa chambre, un peu plus saoule qu’avant. Le ventilateur produit un cliquetis permanent. Elle chasse d’un geste brusque les moustiques qui bombinent autour de Maïga.

« Quand j’aurai gagné assez d’argent, je rentrerai à Abidjan faire du commerce de pagnes et de sacs à main »,jure-t-elle. Son copain disparu ? « C’est du passé ! » La colère cogne. Elle se rassure : « les hommes ne sont pas tous les mêmes ». Il est deux heures. L’enseigne ou les téléphones ont accroché leurs proies. Quelques clients se présentent à l’entrée. Evelyne se lève.

Source: Lemonde

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