En nommant son ami et leader politique Ousmane Sonko comme Premier ministre, le nouveau président du Sénégal Bassirou Diomaye Faye s’inscrit dans une histoire de duos à la tête de l’Etat.
De l’indépendance du pays en 1960 à la nouvelle alternance politique de 2024, l’exécutif sénégalais aura été par moments incarné par de fortes personnalités, entre un chef de l’Etat ultra puissant tirant sa légitimité du suffrage universel et un premier ministre dont les prérogatives sont tirées de la Constitution.
L’histoire politique du Sénégal est en effet marquée par des duos emblématiques qui se sont transformés en dualités, le plus souvent au détriment du fonctionnement régulier des institutions.
Le binôme qui va diriger le Sénégal ces cinq prochaines années est pour le coup d’État inédit, le premier ministre Ousmane Sonko étant également le leader du parti Pastef, dont le président nouvellement élu Bassirou Diomaye Faye est redevenu membre simple, après avoir démissionné de ses fonctions de Secrétaire général après son intronisation comme cinquième président de la République.
C’est autour du slogan “Diomaye mooy Sonko” que les deux hommes ont bâti leur campagne qui les a menés au sommet de l’Etat.
De par son aura et du fait de son poids politique, Ousmane Sonko occupera une place essentielle au sein de l’exécutif sénégalais. En tant que chef du gouvernement, il sera le chef d’orchestre du projet politique dont véritable son parti le Pastef, est porteur.
De là à attirer toute la lumière sur lui jusqu’à éclipser le président élu Bassirou Diomaye Faye, certains observateurs et analystes de la politique sénégalaise redoutent un éventuel choc des ambitions qui pourraient avoir des répercussions négatives sur la bonne marche de l’Etat, même si les deux hommes ont systématiquement rejeté cette hypothèse.
Par le passé, le Sénégal a connu des relations parfois tumultueuses entre les deux personnalités de l’Exécutif, aboutissant à des crises politiques graves.
BBC Afrique revient sur ces duos qui ont fini par se transformer en duels au coeur de la République.
17 décembre 1962 : la rupture entre Senghor et Dia
Léopold Sédar Senghor organise avec son ami Mamadou Dia la marche vers l’indépendance au sein du Bloc démocratique sénégalais fondé en octobre 1948, qui aboutit plus tard à la création d’un grand parti l’Union progressiste sénégalaise (UPS) fondée en 1958 après le ralliement du parti socialiste de Lamine Gueye.
Senghor et Dia sont les deux principaux dirigeants du parti et mènent ensemble la campagne pour l’accession à la souveraineté internationale.
A la proclamation de l’indépendance du Sénégal en 1960, Léopold Sédar Senghor devient le président du pays tandis que Mamadou Dia est président du Conseil, l’équivalent d’un premier ministre.
En vertu de la nouvelle Constitution qui institue un exécutif à deux têtes, le Président de la République est le chef de l’Etat. Il « assure la continuité de la République et le fonctionnement régulier de ses institutions » et le Président du Conseil « détermine et conduit la politique de la Nation et dirige l’action du Gouvernement ».
Dans ce système bicéphale, le président Senghor est davantage préoccupé par la politique extérieure tandis que le président du Conseil Mamadou Dia s’occupe de la politique intérieure.
Les deux hommes connaissent de profonds désaccords, notamment sur les orientations à donner au pays et la politique menée par Dia.
On assiste à une dégradation brutale des relations entre Mamadou Dia et Léopold Sédar Senghor.
Le différend entre les deux têtes de l’Etat sénégalais atteint des proportions graves lorsque le lundi 17 décembre 1962, Mamadou Dia fait évacuer l’Assemblée nationale et déployer un cordon de gendarmerie autour du bâtiment afin d’empêcher le dépôt par les parlementaires d’ une motion de censure contre son gouvernement.
La motion de censure finit par être adoptée par les parlementaires au domicile du président de l’assemblée nationale d’alors Maître Lamine Guèye.
Accusé d’avoir préparé un coup d’État, Mamadou Dia est arrêté le 18 décembre avec quatre de ses ministres.
Mamadou Dia sera finalement condamné en 1963 à la déportation à perpétuité puis transféré à Kédougou (sud-est) avant d’être libéré douze ans plus tard, en 1974.
Un projet de loi constitutionnelle, prévoyant la suppression du poste de premier ministre et l’instauration d’un régime présidentiel est ensuite adopté par référendum le 3 mars 1963.
En décembre de la même année, Léopold Sédar Senghor, seul candidat en lice est élu à la présidence.
L’élection du président au suffrage universel suite à la réforme de 1962 a eu des répercussions déterminantes dans les rapports entre les deux têtes de l’exécutif.
À partir de ce moment, la prééminence du chef de l’État est définitivement établie.
Abdou Diouf – Habib Thiam, une amitié à l’épreuve du pouvoir
Entre le président Abdou Diouf et l’ancien Premier ministre Habib Thiam, c’est plus de cinquante années de compagnonnage et d’amitié.
La relation entre les deux hommes a débuté à la fin des années 50 en France et a traversé toutes les phases de la vie politique sénégalaise.
Ami intime, proche et fidèle collaborateur de son ami de président, Habib Thiam a occupé la fonction de Premier ministre à deux reprises entre le 1er janvier 1981 et le 3 avril 1983 quand Abdou Diouf prit la succession de Léopold Sédar Senghor à la présidence, puis du 8 avril 1991 au 3 juillet 1998.
Il aura joué un rôle important dans l’ascension de l’ex chef de l’Etat depuis son poste de directeur de cabinet de Senghor jusqu’à la magistrature suprême.
Le Premier ministre Habib Thiam fut pendant longtemps l’homme de confiance de l’ancien Président de la République.
Cependant, son compagnonnage avec Diouf n’aura pas été qu’un long fleuve tranquille. La relation entre les deux amis a été par moments mise à rude épreuve notamment à cause de divergences politiques.
Habib Thiam, qui a toujours revendiqué sa liberté et son indépendance, s’est opposé aux dérives présidentialistes du régime et en a fait les frais.
En 1983, le président Abdou Diouf décide de supprimer le poste de Premier ministre créé par Senghor en 1970.
Ainsi dans son allocution radiotélévisée du 3 avril 1983, Diouf annonce la nouvelle au peuple sénégalais.
Le premier ministre Habib Thiam, qui n’était pas averti du projet présidentiel fut le premier surprise par cette décision qu’il a vécue comme une trahison de la part de son ami de président.
Les relations entre les deux hommes présentent un coup de froid et le président Diouf n’avait d’autre choix que de trouver un point de chute à son ancien premier ministre.
Ce dernier devient alors président de l’Assemblée nationale à la faveur des élections législatives remportées par le Parti Socialiste en 1983.
Le 7 avril 1991 il redevient Premier ministre pour aider le président Diouf alors englué dans une situation économique et politique délétère depuis 1988, à reprendre en main la situation.
Il conservera son poste jusqu’au 3 juillet 1998, lorsque Mamadou Lamine Loum lui succédera.
Dans l’ouvrage Habib Thiam, l’homme d’Etat co-écrit par les journalistes sénégalais Mamodou Ibra Kane et Mamadou Ndiaye, l’ancien chef d’Etat Abdou Diouf apporte des témoignages sur ses relations avec son premier ministre et ami : « Nous avons cheminé ensemble dans la vie, à l’Ecole, dans les administrations, jusqu’aux sommets de l’Etat. De Paris, après études et stages de formation, nous avions ensemble pris le chemin du retour, répondant à l’appel de la mère patrie. Il était déjà au gouvernement, au lendemain des événements regrettables de 1962. Il était aussi à mes côtés lorsque le Président Léopold Sédar Senghor m’a nommé Premier ministre. Il fut à deux reprises mon Premier ministre, non parce qu’il était mon ami mais parce que son expérience et son sens politique aigu, sa formation et son parcours, sa passion pour le pays et la confiance que je plaçais en lui, le désignaient tout naturellement pour m’accompagner et m’épauler dans la lourde tâche qui était la mienne à la tête de l’Etat du Sénégal ».
Abdoulaye Wade – Idrissa Seck : de duo à dualité au sommet de l’Etat
Les relations entre Abdoulaye Wade, président du Sénégal de 2000 à 2012 et Idrissa Seck, fils Premier ministre de 2002 à 2004, ont été marquées par une lutte de pouvoir et une rivalité politique.
Avant d’être nommé Premier ministre par le président Wade, Idrissa Seck a été son homme de confiance, occupant le poste de directeur de campagne du candidat Abdoulaye Wade pour la présidentielle de 1988, puis directeur de cabinet du président nouvellement élu de 2000 à 2002. .
Cependant, leur relation n’a pas résisté à l’exercice du pouvoir et s’est détériorée au fil du temps.
Les principales questions politiques à l’origine des tensions entre Abdoulaye Wade et Idrissa Seck sont les soupçons de corruption, de détournement de fonds publics, les luttes de pouvoir et la rivalité politique.
Premier ministre et longtemps N° 2 du Parti démocratique sénégalais (PDS), il entre en disgrâce au sein de sa propre formation politique avant d’être limogé de son poste de Premier ministre en 2004.
L’ex chef d’Etat sénégalais accuse son ex-bras droit d’avoir détourné 44 milliards de francs CFA dans le cadre du dossier dit des chantiers de Thiès, des fonds prévus pour les travaux de modernisation de Thiès, la deuxième ville sénégalaise, dont Idrissa Seck était le maire à l’époque.
« Il faut qu’il explique aux Sénégalais comment l’argent a été utilisé. Il n’y aura alors aucun problème », avait justifié à l’époque le président Wade.
Idrissa Seck avait rétorqué que “jusqu’à l’extinction du soleil”, aucun sou détourné ne pourrait lui être imputé.
Arrêté et mis en prison en juillet 2005, Idrissa Seck bénéficiera d’un non-lieu et sera libéré le 7 février 2006.
Malgré leurs divergences, Seck qui avouera plus tard avoir beaucoup d’affection pour Wade, a beaucoup en commun avec l’ex président, ayant été ministre à deux reprises dans les gouvernements d’union nationale sous le règne du président Abdou Diouf et ayant été les principaux artisans de la première alternance politique au Sénégal en 2000.
« Dangers de l’hyper-présidentialisme »
Dans son programme de gouvernance présenté aux sénégalais, le président Bassirou Diomaye Faye a promis une réforme des institutions afin de mettre fin à l’hyper-présidentialisme, c’est-à-dire la concentration des pouvoirs entre les mains du Président de la République .
« L’hyper-présidentialisme avec comme corollaire une mainmise de l’exécutif sur le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, est la principale tare de notre système politique. Nous avons assisté à une judiciarisation de l’espace politique par le Président de la République qui a fait de la justice un levier pour emprisonner et éliminer, ses opposants aux joutes électorales. La justice qui devait être à l’avant-garde pour combattre la corruption, le détournement des deniers publics et le gaspillage de ressources de l’État est aujourd’hui manipulée à des fins politiques. L’Administration sénégalaise qui devait être exclusivement orientée vers la satisfaction des usagers est aujourd’hui gangrenée par le népotisme, un manque d’efficacité et une politisation à outrance».
La nomination d’Ousmane Sonko comme Premier ministre va « tempérer les pouvoirs du président de la République, cette hyper-présidentialisation va être rationalisée de fait », selon Maurice Soudieck Dione, Enseignant-chercheur en Science politique à l’Université Gaston Berger (UGB ) de Saint-Louis, qui s’exprimait sur les ondes de la radio privée Walf FM ce dimanche 07 avril.
“Je pense qu’il faut avoir un à priori positif par rapport à ce qu’il ny aura pas de dualité au sommet de l’État. Oui, il y a toujours des risques de dualité, mais ces risques de dualité peuvent être évités si chacun a une claire conscience de l’étendue de ses compétences et que s’il ya une concertation permanente entre les deux. Ce sont des compagnons politiques depuis une décennie au moins, je pense que s’ils discutent régulièrement, s’ils se concertent et s’ils mettent en avant le projet en connaissant clairement les compétences du Premier ministre et du président de la République, je pense qu’ils peuvent transcender ces contradictions qui ne peuvent manquer dans la conduite des affaires d’une nation. , on va certainement avoir une lecture parlementaire de la Constitution. Ça va de fait tempérer les pouvoirs du président de la République, cette hyper-présidentialisation va être rationalisée de fait, avec un Premier ministre qui, quoi qu’on puisse dire, a été “La cheville ouvrière, l’élément catalyseur de cette victoire éclatante et de l’élection brillante du président Bassirou Diomaye Faye”, estime M.Dione.
“Je pense qu’il faut donner à ce duo un préjugé favorable au regard des actes qui ont été posés par Ousmane Sonko jusque là, et au regard aussi de la personnalité de Bassirou Diomaye Faye qui encore une fois est quelqu’un d’intelligent , de structuré, de pondéré et qui n’a pas un égo surdimensionné”, a ajouté l’Enseignant chercheur en Science politique.