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« Des milliers de Grecs se sont suicidés plutôt que de subir la crise »

La Grèce est en crise psychologique, un mal moins quantifiable que l’austérité mais qui mine et bouleverse profondément le quotidien de la population. Rencontre avec Katerina Valavanidi, 36 ans, psychologue-psychothérapeute à Athènes.

 

Parlement grec drapeau manifestation

Rue 89 : Les difficultés économiques de la Grèce depuis 6 ans ont-elles provoqué une hausse des maladies mentales ?

Katerina Valavanidi : La crise a eu un double effet : d’une part à cause du stress qu’elle provoque, elle a aggravé le cas des personnes déjà fragilisées psychologiquement, les bipolaires ou les schizophrènes par exemple, mais elle a aussi fait naître des pathologies chez les autres. Le nombre de patients a augmenté de manière considérable, alors que paradoxalement beaucoup de départements destinés à soigner les maladies mentales ont fermé dans les hôpitaux publics, faute de moyens. Et comme les consultations privées coûtent bien souvent trop chères, certains patients ne trouvent malheureusement secours que dans le suicide. La Grèce avait l’un des taux de suicide les plus bas d’Europe avant 2009, il a grimpé en flèche depuis, des milliers de Grecs ont préféré se donner la mort plutôt que de subir cette crise.

Quelles situations rencontrez-vous au quotidien ?

La crise a complètement destructuré la famille grecque. Beaucoup de gens viennent me voir pour des problèmes de couple. L’homme a perdu son travail, se sent inutile et a l’impression de ne plus assumer son rôle de chef qui subvient aux besoins des siens. Dans une société méditerranéenne comme la nôtre, teintée d’un certain « machisme », cette impuissance est vécue comme une castration. Les divorces et les séparations se multiplient.

On retrouve ce phénomène chez les jeunes générations également, encore plus touchées par le chômage. Bon nombre de couples de gens de 25 ou 30 ans voient leurs relations s’arrêter à cause de la crise : sans emploi, ils ne peuvent emménager ensemble, et doivent retourner vivre chez leurs parents. Un retour perçu comme une régression humiliante, très difficile à gérer à la fois pour eux mais aussi pour leurs parents.

Car en Grèce plus qu’ailleurs, il existe une véritable symbiose filiale. La mère grecque est un cliché vivant, elle est prête à tout donner pour son enfant. Le problème c’est que les caisses sont vides et il n’est pas rare de voir une famille entière vivre grâce à un seul salaire. Là encore, l’incapacité pour la mère ou le père de jouer son rôle de parent ultra protecteur « à la grecque » entraîne de profonds malaises et brise un schéma culturel ancestral.

Dans quel état mental se trouve la société grecque dans son ensemble ?

Pour parler de la crise, les économistes emploient régulièrement le terme de « dépression ». C’est une notion que l’on peut reprendre au niveau psychologique : les Grecs sont profondément déprimés. Et cet état s’explique par l’histoire récente de la Grèce. Il n’y a pas si longtemps, le pays était pauvre et son développement était encore très parcellaire. L’euro est arrivé en 2001 et a marqué le début d’une période glorieuse. L’argent des banques coulait à flot, tout le monde empruntait facilement pour acheter des maisons, des voitures. Si le peuple grec avait été un enfant, on pourrait parler « d’enfant-roi », à qui on ne fixe aucune limite, qui obtient tout ce qu’il veut. Il a un sentiment de toute-puissance, malsain pour l’équilibre mental.

Mais le pire c’est que ce sentiment a été brutalement détruit par l’apparition de la crise. On a fixé du jour au lendemain des règles extrêmement strictes à « l’enfant-roi », qui est passé du statut d’être choyé à celui d’être abandonné. Sa mère ne le couve plus, ce qui suscite colère et angoisse. Il se sent démuni et culpabilise, puis tombe dans la dépression. C’est ce qui est arrivé au peuple grec avec sa « mère », l’Etat.

Au moment de l’élection d’Alexis Tsipras en janvier dernier, on a beaucoup entendu parler d’un profond espoir de changement et de la « dignité retrouvée des Grecs ». Cette élection a-t-elle permis de lutter contre cette dépression collective ?

Pour poursuivre la comparaison, Alexis Tsipras a pu représenter l’image du père, du héros. Pour tous les enfants, le papa est un sauveur, il incarne l’autorité certes, mais également la justice. Le souci, c’est que ce papa a ouvertement montré son impuissance à son fils. Ces cinq derniers mois de négociations stériles, qui ont retardé le changement tant attendu, ont mis à terre l’image du sauveur et ont aggravé l’état de dépression diffus dans la conscience collective. Face à l’incapacité de faire changer les choses, le sentiment de vulnérabilité s’est accru. Les Grecs n’ont plus ni mère ni père, ils sont orphelins. « Deuil et mélancolie » comme dirait Freud, cela résume bien la situation mentale de la population.

Pourtant, à en juger par l’attitude passionnée des Grecs pendant la campagne du référendum, il semble rester de l’énergie dans le pays ?

Les Grecs gardent des séquelles de la guerre civile. Ce qui implique à la fois une forte polarisation droite-gauche, et surtout cette capacité à monter au front très rapidement et énergiquement pour défendre son camp. On a retrouvé ce tempérament au moment du référendum, il est dans l’ADN de la société hellène.

Mais la volte-face opérée à la suite du vote a anéanti la dynamique. En pleine reconstruction mentale, une telle déception s’apparente à de la torture psychologique. Encore une fois, cela va créer un sentiment d’inadéquation au monde environnant, les Grecs vont se dire : « on veut changer changer les choses, on essaye de le faire, et ça ne fonctionne pas ».

Pour tout être normal et équilibré, il y a fort à parier que ces désillusions ne peuvent que mener à la dépression. Et cette dépression se double de pathologies comme la paranoïa par exemple. Des gens se mettent à croire à des théories conspirationnistes, pensent que les autorités aspergent les villes de sédatifs pour endormir le peuple… Une déraison que les clichés véhiculés à l’international sur les Grecs viennent exacerber : certains patients se sentent littéralement pris au piège d’étiquettes fausses -« paresseux », « voleurs » – qui les marginalisent, leur font perdre une grande part de confiance en eux et nourrissent des discours complotistes.

Comment soigner la société grecque ?

La crise est loin d’être terminée malheureusement, et les Grecs ne retrouveront pas de sitôt l’hédonisme qui les caractérisait, cette faculté à se réjouir des petits bonheurs du quotidien, un bon verre de vin ou un bon plat… Malgré tout, ils tentent de se soigner par eux-mêmes, en étant solidaires et en s’entraidant. C’est le meilleur anti-dépresseur et le seul qu’il reste vraiment : en aidant les plus démunis, on retrouve le contrôle de soi-même, une utilité, et on redonne du sens à son existence. La société finit toujours par s’adapter aux pires difficultés et développer une créativité salvatrice. Même avec des larmes dans les yeux, les Grecs gardent une chanson au fond de leur cœur. L’espoir ne disparaît jamais…

 

Source: Rue 89

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