Aujourd’hui je n’évoquerais ni le tirage au sort polémique des membres de l’AIGE ni le congrès extraordinaire du MNLA. Mais je traiterai d’un point essentiel sur lequel les Maliens éprouvent rarement un désaccord, car ils sont les mieux placés pour en juger : l’usure du pouvoir, un des points faibles de la gouvernance.
Nous sommes en 1961, lorsque Modibo Keïta, 1er Président du Mali indépendant, s’adresse aux Maliens en ces termes : « Nous voulons ce que vous voulez. Il n’y a pas de temps à perdre. Toutes les Maliennes et tous les Maliens doivent se considérer comme mobilisés pour la construction de la République du Mali, patrie de tous ceux qui sont fermement attachés à la réalisation de l’indépendance et de l’unité africaine », extrait du discours de proclamation de l’indépendance du 22 septembre 1960, lors du Congrès extraordinaire de l’US-RDA.
Le ton est donné. Il faut s’émanciper du passé colonial. Mais avec une difficulté majeure : prévoir l’avenir. Le 22 août 1967, pris en tenaille dans les conflits Est-Ouest, Modibo Keïta, après avoir dissout le bureau politique de l’US-RDA, durcit le ton « … Nous sommes déterminés à prendre toutes les mesures qui s’imposent pour que le pouvoir révolutionnaire triomphe définitivement des forces rétrogrades et malsaines qui tentent de s’imposer à la roue de l’histoire. Les démagogues en mal de place, les anarchistes peuvent également être assurés qu’ils nous trouveront sur leur chemin pour leur faire comprendre que le socialisme, c’est aussi l’ordre et la discipline… ». Sous la coupe du Comité national de Défense de la Révolution (CNDR), crée le 1er mars 1966, le régime socialiste n’inspire plus confiance. Le pouvoir de Keïta s’use à l’image d’une Sotrama abandonnée sur le bas-côté de la route faute d’entretien. Les éclairages des conseillers de Keïta ne permettent plus de comprendre les dynamiques sociales internes et d’anticiper sur la marche du Mali.
La démocratie ne peut pas se développer dans la contrainte
Ainsi, le pouvoir de Modibo Keïta s’éteint à petit feu. L’écart entre les attentes des Maliens et celles du régime est trop grand. Le doute s’installe. Désormais, une partie des Maliens se méfie de son projet de révolution active. La répression de la manifestation des commerçants du 20 juillet 1962 contre la non convertibilité du franc malien, la mort de Fily Dabo Sissoko, Hamadoun Dicko et Kassoum Touré impopularisent le pouvoir du père de l’indépendance.
Le peuple bouillonne. Finalement, malgré ses convictions panafricanistes, Modibo Keïta est écarté du pouvoir en 1968 par le lieutenant Moussa Traoré, officier charismatique de l’armée coloniale, devenue armée malienne. Sur les traces de Modibo Keïta, sans le reconnaitre, Moussa Traoré poursuit le projet de construction d’un nouveau citoyen. Mais, très vite, le régime de Moussa déçoit. La restriction de la liberté d’opinion, l’instauration du parti unique (UDPM) grâce à la constitution du 2 juin 1974, l’absence d’expression de la volonté des citoyens et du choix de leurs représentants agacent. En mars 1980, la mort du leader de l’Union des Elèves et Etudiants du Mali (Uneem), Abdoul Karim Camara dit Cabral, sous la torture de ses geôliers, laisse des plaies béantes du régime de Traoré.
Son pouvoir s’érode. Il se cantonne à un système de contrôle généralisé pour se maintenir au pouvoir. Le putsch rode toujours.
Dans la tourmente, après 23 ans de règne, Traoré sera déposé par son frère d’armes, Amadou Toumani Touré (ATT), en mars 1991. Lequel ATT revient au pouvoir par les urnes en 2002, après les deux mandats consécutifs du Président Alpha Oumar Konaré. Mais, bousculé par le narcoterrorisme et installé dans la routine du Palais de Koulouba, ATT est rattrapé par la patrouille des coups d’Etat. En mars 2012, il est évincé du pouvoir par le capitaine Amadou Haya Sanogo. Ainsi va le Mali. Sur les berges du fleuve Djoliba, les moments sombres de notre histoire complexifient tout exercice du pouvoir.
Le dernier Président élu du Mali, Ibrahim Boubacar Keïta, en a fait les frais avec le putsch du colonel Assimi Goïta du 18 août 2020. Ces moments-là nous disent quelque chose des moments d’inertie, faute de vraies concertations populaires. Or, on sait tous que la démocratie ne se développe pas dans la contrainte, et pas uniquement au Mali.
Une étoile dansante
En 1960, le Premier ministre Congolais, Patrice Emery Lumumba, est pris dans la tourmente. Embourbé dans les antagonismes entre bloc occidental et bloc soviétique, il est exécuté le 17 janvier 1961, à l’âge de 36 ans, à Elisabethville (Katanga). Certes, Lumumba est banni de la construction du Congo post indépendant, mais il est à jamais ancré dans la mémoire des Congolais et des Africains.
Considéré comme le héros national congolais, de sa cellule Katangaise, Lumumba, avant sa mort, écrit à son épouse : «A mes enfants que je laisse, et que peut-être je ne reverrai plus, je veux qu’on dise que l’avenir du Congo est beau et qu’il attend d’eux, comme il attend de chaque Congolais d’accomplir la tâche sacrée de la reconstruction de notre indépendance et de notre souveraineté, car sans dignité, il n’y a pas de liberté, sans justice, il n’y a pas de dignité ; et sans indépendance, il n’y a pas d’hommes libres. Ne me pleure pas, ma compagne. Moi, je sais que mon pays qui souffre tant saura défendre son indépendance et sa liberté », (Archives sonores France culture).
L’histoire sociopolitique de nos Etats, au Congo comme au Mali, se caractérise donc par l’usure, cette perte de contact avec le réel, le quotidien des citoyens. Elle se traduit par la détérioration des liens entre l’exécutif et le citoyen. Elle profite aux démons de la corruption, de la violence et du chaos. Conséquence : nos pays sont rongés par l’instabilité et les jeux d’influence (Chine, Etats-Unis d’Amérique, France, Russie…). En attendant, partout on voit le complot, thèse paresseuse et éloignée de la vérité. On s’accuse.
Le pouvoir se sclérose. Une des solutions à l’usure, c’est la lucidité, point que je développerai dans un prochain décryptage. Aujourd’hui, au Mali, toute analyse devra, à minima, tenir compte du contexte géopolitique fragile et des ressentis des Maliens, d’autant que la diffusion des informations en langue locale par les radios libres dans les régions a démocratisé l’accès à l’information.
De Kayes à Kidal, les Maliens sont renseignés de ce qui se fait et qui se dit à l’instant précis, grâce aussi au numérique. Les animateurs et les journalistes le font avec une fascination pour les populations dont ils se sentent proches. Effet positif : les rapports de force évoluent en faveur des citoyens. Certes, certaines informations sont à vérifier. Mais, dans la grande majorité, avec Internet et le développement des médias locaux, la culture du secret a pris un coup, et l’exigence de transparence se construit. Mettons-nous à l’œuvre pour tirer le Mali du mauvais pas comme nous le transmet le film « Waati » (1995), Le Temps, de Souleymane Cissé où les souffrances (racisme) sont converties en art. Pour conclure, je reste optimiste en me référant à ces propos d’un observateur anonyme du Mali : « Du chaos peut sortir une étoile dansante, car je crois encore aux valeurs du vivre ensemble des Maliens qui peuvent reprendre le dessus ».
Mohamed Amara-Sociologue
Auteur du livre, Marchands d’Angoisse, le Mali tel qu’il est, tel qu’il pourrait être (Ed Grandvaux, 2019)
Source : Mali Tribune