Au Mali, on se demande comment la crise sécuritaire de 2012 a évolué en crise diplomatique avec une dégénérescence ces derniers jours. Face au gouvernement de Transition du Mali, la France et les pays européens sont au pied du mur.
Est-ce l’heure de vérité ? Faut-il repenser l’avenir des militaires au Mali ? Est-ce un tournant dans la coopération après huit (08) ans d’intervention à travers Serval (2013), Barkhane (2015) et Takuba (2020) ? Il ya un tournant après divers soubresauts avec deux coups d’état au Mali (2020 et 2021), deux autres en Guinée (2021) et au Burkina Faso (janvier 2022).
La question principale est de savoir ce qui a amené à l’expulsion de l’Ambassadeur de France au Mali. Le Ministre malien des affaires étrangères et de la coopération internationale a déclaré récemment : « Je tiens à rappeler que le différend que nous avons avec la France ne touche pas les ressortissants français qui sont au Mali, ni les entreprises françaises. Ils peuvent vaquer normalement à leurs occupations. Les Français restent les bienvenus au Mali donc, il n’y a pas de problème entre les populations française et malienne. Il y a juste un différend sur le plan politique. Tant avec la France qu’avec l’ensemble de nos partenaires, nous continuerons à promouvoir le dialogue »
On note par ailleurs que, depuis quelques mois, la France se retire progressivement de certaines bases du nord du Mali (Kidal, Tessalit, Tombouctou) et elle se concentre dans la région du Liptako Gourma (zone des trois frontières). On observe depuis décembre 2021 une guerre diplomatique entre le gouvernement de Transition et le gouvernement français. D’abord, le gouvernement malien, à travers le Premier ministre a fait savoir à l’ONU que le Mali est abandonné en plein vol par la France. Depuis, la situation s’est empirée, un dialogue de sourds s’est installé entre les deux pays. Et en toile de fond, le soupçon de l’arrivée des forces paramilitaires russes Wagner qui a dynamité et durci les positions. Abordant cette question, l’Ambassadeur Chéaka Aboudou Touré, ancien représentant spécial du Président de la Commission de la CEDEAO au Mali, n’a pas manqué de réagir : « La mise à l’écart du Mali avec les sanctions de la CEDEAO ces dernières semaines a accéléré le durcissement du gouvernement de Transition. Si nous lisons attentivement et de manière intelligente le communiqué des chefs d’État de la CEDEAO, on ne manquera pas de lire et relire le paragraphe qui dit que les sanctions seront levées progressivement dès qu’un chronogramme consensuel sera disponible et dont la mise en œuvre indiquera des avancées. Il aurait suffi que, dès le 10 janvier, le gouvernement de Transition saisisse la CEDEAO d’un projet de discussion sur les priorités à convenir ensemble et le nouveau délai raisonnable pour revenir à l’ordre constitutionnel avec les réformes politiques et institutionnelles fondamentales qui incluent la rédaction d’une Constitution de rupture posant la fondation du Mali Koura. Car indubitablement, c’est la Constitution qui est le reflet de la nature de l’État et du mode de gouvernance à perfectionner sur des dizaines d’années ».
On est passé à un nouveau cap avec l’expulsion de l’Ambassadeur de France, Joël Meyer. C’est une première dans l’histoire des relations entre la France et le Mali.
Pour un membre du Conseil National de Transition du Mali interrogé sur une chaîne de télévision en France : « Il est temps qu’on respecte le Mali. Il faut montrer à la France que nous existons. Le Mali est tombé à la suite de l’engagement de la France et de l’OTAN en Libye en 2011 conduisant à la chute de Mouammar Kadhafi. Il est temps qu’on respecte le Mali et les peuples africains. Nous sommes un peuple souverain ».
On se rappelle qu’en février 2020, l’Ambassadeur du Mali en France, Toumani Djimé Diallo, avait tenu des propos considérés comme choquants devant le Sénat français. Il disait : « Je vais vous parler franchement, dans ces forces il y a les officiers, il y a l’armée normale, mais il y a aussi les légions étrangères et c’est là le problème. (…) Je vous dis en vous regardant droit dans les yeux, par moments, dans les « pigalles » de Bamako, vous les retrouvez, tatoués sur tout le corps, en train de rendre une image qui n’est pas celle que nous connaissons de l’armée nationale du Mali. Ça fait peur, ça intrigue et ça pose des questionnements ».
L’Ambassadeur du Mali en France a-t-il eu conscience de l’incident diplomatique qu’il venait de déclencher en prononçant ces quelques phrases lors d’une audition devant des sénateurs ? L’Ambassadeur malien s’exprimait en 2020 dans le cadre de l’audition des ambassadeurs des pays du G5 Sahel devant la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat français.
La lecture habituelle de plusieurs dirigeants français, avec la crise actuelle née de l’expulsion de l’Ambassadeur Joel Meyer, est la suivante : La France est humiliée ! Il faudrait noter que c’est la décision d’expulsion de l’ambassadeur de France à Bamako qui fait l’objet d’une telle exacerbation diplomatique et de crise de confiance entre les deux pays.
Avec le recul, on observe que l’escalade verbale entre la France et le Mali est partie de la déclaration du Président Macron le 10 juin 2021, qui annonçait la fin de l’opération Barkhane et le réaménagement de l’intervention au niveau de la zone des trois frontières (Mali-Burkina Faso-Niger). Pour le chercheur malien Bakary Traoré interrogé dans un débat, cette proposition de retrait n’a pas tenu compte de 3 faits majeurs :
– Le plan de retrait de Barkhane a été amorcé dans un contexte de changement de gouvernement au Mali, avec le coup d’Etat de mai 2021 et la mise à l’écart du Président de la Transition Bah Ndaou et du Premier ministre Moctar Ouane. Il est à noter que c’est le gouvernement de Bah Ndaou qui a négocié ce processus avec le gouvernement français ;
– La répercussion du discours du Premier ministre Choguel Maiga à l’assemblée générale des Nations Unies en septembre 2021, annonçant que la France a abandonné le Mali en plein vol ;
– La diversification du partenariat de coopération militaire qui a abouti à l’arrivée des instructeurs russes notamment, dans le secteur de l’appui aérien et du renseignement. Cette coopération semble avoir apporté des changements dans la donne géopolitique au Mali.
Devant cette situation, on se demande quelles sont les raisons de la remise en cause de cette présence et quelle est la pertinence de l’opération Barkhane. Le discours de Tombouctou de François Hollande en 2013 est passé de l’enthousiasme à la déception des Maliens. Cette adhésion des Maliens s’est transformée finalement en colère et en hostilité envers les autorités françaises.
La conséquence a été la demande de relecture de l’Accord de défense entre le France et le Mali entrainant des incompréhensions avec des supputations de part et d’autre. Kalilou Ouattara, vice-président de la Commission Défense et Sécurité du Conseil National de Transition (CNT) qui fait office de d’assemblée nationale, affirme sans ambages : « Désormais, le Mali traitera de façon bilatérale et multilatérale avec tous les autres Etats sans intermédiaires. Ce n’est pas une question de dénonciation du traité de coopération militaire entre les deux pays. Mais il s’agira pour la France de renoncer à son titre d’intermédiaire qui lui permettait de parler au nom du Mali».
Un autre fait majeur est la déclaration du porte-parole du gouvernement français Gabriel Atal, le 1er février 2022, à l’Assemblée nationale, qui affirmait que Paris étudiait le possible retrait de Barkhane au Mali. On a enregistré plusieurs réactions parmi lesquelles celle du député communiste français, Jean Paul Lecoq qui disait que malgré leur courage, les soldats français ont échoué au Mali.
Est-ce un échec cuisant qui commande de partir ? Certains n’hésitent pas à comparer cet échec à celui des Américains en Afghanistan.
Le journaliste Grand Reporter Régis Le Sommier interrogé dans un débat récent reconnaissait en ces termes que : « La finalité de l’opération Serval en 2013 consistait à arrêter la progression des colonnes des groupes armés Touaregs vers le sud du pays. Au fur et à mesure, la mission de Barkhane en 2015 a été élargie et couvrait de la Mauritanie au Tchad avec 4 500 soldats avec plus de 10 000 soldats de la MINUSMA. Cela fait peur pour une zone immense et assez vaste. On observe un sentiment d’échec de la sécurisation au Sahel. Le problème posé n’est pas tant l’efficacité de la coalition contre les groupes insurrectionnels mais leur présence qui n’a pas permis de transformer un retour de l’armée malienne et des services publics sur le terrain. Une grande partie du territoire malien est tombée en “jachère” ».
Certains officiers français admettent d’ailleurs un sentiment d’échec de la sécurisation et de la pacification de la région du Sahel.
Le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès des Nations Unies, Dimitri Polenski, dira que l’application présumée des groupes paramilitaires Wagner relève de la seule responsabilité des gouvernants maliens. Il dira que le groupe n’est pas soutenu par l’Etat. Le Mali n’est pas une exception. Il y a une coopération gouvernementale entre le Mali et la Russie. Cette intervention du diplomate russe a un sens.
Il est temps d’évaluer l’intervention française de Serval à Barkhane en passant par Takuba. La question de la voilure de l’intervention française est appréciée différemment par les acteurs français et maliens notamment les chercheurs, universitaires, politiques, acteurs de la société civile, etc.
Certains y voient l’échec de la diplomatie, ce qui a envenimé la crise entre la France et le Mali. D’autres en revanche, y voient une solution possible en se penchant objectivement sur la raison de cette crise à l’aune d’une coopération gagnant-gagnant. Il faut éviter que cette crise perdure dans une sous-région marquée de plus en plus par une instabilité chronique. Il y a une multiplication des putschs qui fait boule de neige en Afrique de l’Ouest. C’est le cas en Guinée (2021) et au Burkina Faso (2022).
Dans un article sur « Les reconfigurations géopolitiques au Mali : quel chemin prend le Mali ? » Caroline Roussy, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IRIS), affirme récemment que « les sanctions de la CEDEAO sont lourdes. Elles ont galvanisé les populations dans un élan souverainiste ». Pour Ornella Moderan, Programme Sahel, Institut de Sécurité au Sahel-Bamako dans un article récent : « Les sanctions ont suscité la colère de nombreux Maliens et réveillé un sentiment patriotique. »
Au regard de l’évolution de cette crise, on est tenté d’interroger la théorie de la guerre révolutionnaire développée par les stratèges français tels que les officiers Pierre de Villiers, Charles Lacheroy, Gadula, Vincent Deporte, Christopher Gomard et surtout Trinquier Roger, auteur de l’ouvrage « La guerre moderne ». La stratégie française de la guerre s’articule sur trois (03) niveaux : stratégique (destruction de l’ennemi), opératif (manœuvres multiples) et tactique (gestion des combats et contrôle des axes de combat). Ces trois (03) niveaux doivent se traduire sur le terrain par la coercition, la stabilisation et la normalisation. En définitive si cette vision et cette approche doctrinale de la guerre est réelle, la crise franco-malienne ne devrait pas s’éterniser.
Boubacar Ba, Chercheur, Centre d’Analyse sur la gouvernance et la sécurité au Sahel (CAGS) ONG Eveil
Source : Le Challenger