Ils ont orchestré 20 ans de débâcles militaires au Moyen-Orient. Ils aspirent toujours à un monde dominé par la puissance étasunienne. Ces politiciens et leurs relais médiatiques doivent être tenus responsables de leurs crimes.
Il y a vingt ans, j’ai ruiné ma carrière au New York Times. C’était un choix délibéré. J’avais passé sept ans au Moyen-Orient, dont quatre en tant que chef du bureau du Moyen-Orient. Je parlais arabe. Je pensais, comme presque tous les arabisants, y compris la plupart des membres du département d’État et de la CIA, qu’une guerre « préventive » contre l’Irak serait la bévue stratégique la plus coûteuse de l’histoire des États-Unis. Elle constituerait également ce que le Tribunal militaire international de Nuremberg a appelé le « crime international suprême ». Si les arabisants des cercles officiels étaient muselés, je ne l’étais pas. Ils m’ont invité à parler au Département d’État, à l’Académie militaire de West Point ainsi qu’à des officiers supérieurs du Corps des Marines qui devaient être déployés au Koweït pour préparer l’invasion.
Mon point de vue n’était pas populaire. Et selon les règles établies du journal, un journaliste, à la différence d’un éditorialiste, n’était pas autorisé à exprimer publiquement son opinion. Mais j’avais une tribune et une expérience qui me donnait de la crédibilité. J’avais fait de nombreux reportages en Irak. J’avais couvert de nombreux conflits armés, notamment la première guerre du Golfe et le soulèvement chiite dans le sud de l’Irak où j’avais été fait prisonnier par la Garde républicaine irakienne. J’ai facilement démonté les folies et les mensonges utilisés pour promouvoir la guerre, d’autant plus que j’avais couvert la destruction des stocks et des installations d’armes chimiques irakiens par les équipes d’inspection de la Commission spéciale des Nations unies (UNSCOM). J’avais une connaissance détaillée de la dégradation de l’armée irakienne sous l’effet des sanctions étasuniennes. En outre, même si l’Irak possédait des « armes de destruction massive », cela ne constituerait pas une justification légale de la guerre.
Lorsque ma position a été rendue publique à travers les nombreuses interviews et conférences que j’ai données dans tout le pays, les menaces de mort à mon encontre ont déferlé. Elles ont été envoyées par des auteurs anonymes ou exprimées par des fous furieux qui remplissaient quotidiennement le répondeur de mon téléphone avec des tirades pleines de rage. Les talk-shows de droite, notamment sur Fox News, m’ont cloué au pilori. Surtout après que j’ai été chahuté et hué lors de la cérémonie de remise des diplômes au Rockford College pour avoir dénoncé la guerre. Le Wall Street Journal s’est fendu d’un éditorial pour m’attaquer. Des alertes à la bombe ont été lancées dans des lieux où je devais prendre la parole. Je suis devenu un paria dans ma salle de rédaction. Des journalistes et des rédacteurs en chef que je connaissais depuis des années baissaient la tête à mon passage, craignant une contagion néfaste pour leur carrière. Le New York Times m’a adressé une réprimande écrite pour que je cesse de m’exprimer publiquement contre la guerre. J’ai refusé. Ma carrière au New York Times était terminée.
Le plus inquiétant, ce n’est pas ce que cela m’a coûté personnellement. J’étais conscient des conséquences potentielles. Le plus inquiétant, c’est que les architectes de ces débâcles n’ont jamais eu à rendre de comptes et qu’ils restent au pouvoir. Ils continuent à promouvoir la guerre permanente, y compris la guerre par procuration contre la Russie qui se déroule actuellement en Ukraine, ainsi que la guerre à venir contre la Chine.
Les politiciens qui nous ont menti – George W. Bush, Dick Cheney, Condoleezza Rice, Hillary Clinton et Joe Biden, pour n’en citer que quelques-uns – ont anéanti des millions de vies, dont des milliers de vies américaines. Et ils ont laissé l’Irak, ainsi que l’Afghanistan, la Syrie, la Somalie, la Libye et le Yémen, dans le chaos. Ils ont exagéré ou fabriqué les conclusions des rapports de renseignement pour tromper l’opinion publique. Un grand mensonge tiré du manuel de jeu des régimes totalitaires.
Ceux qui ont soutenu la guerre dans les médias – Thomas Friedman, David Remnick, Richard Cohen, George Packer, William Kristol, Peter Beinart, Bill Keller, Robert Kaplan, Anne Applebaum, Nicholas Kristof, Jonathan Chait, Fareed Zakaria, David Frum, Jeffrey Goldberg, David Brooks et Michael Ignatieff – ont été utilisés pour amplifier les mensonges et discréditer la poignée d’entre nous qui s’opposait à la guerre, notamment Michael Moore, Robert Scheer et Phil Donahue. Ces courtisans étaient souvent plus motivés par le carriérisme que par l’idéalisme. Lorsque les mensonges ont été révélés, ils n’ont pas perdu leurs tribunes, ni leurs honoraires lucratifs de conférencier, ni leurs contrats d’édition. C’est comme si leurs diatribes démentes n’avaient pas d’importance. En réalité, ils ont servi les centres de pouvoir et ils ont été récompensés pour cela.
Aujourd’hui, nombre de ces mêmes experts poussent à une nouvelle escalade de la guerre en Ukraine. Pourtant, la plupart d’entre eux ne savaient pas grand-chose de l’Irak. Et ils n’en savent pas plus de l’Ukraine et de l’expansion provocatrice et inutile de l’OTAN jusqu’aux frontières russes.
« Je me suis dit et j’ai dit à d’autres que l’Ukraine était l’histoire la plus importante de notre temps, que tout ce qui devrait nous intéresser était en jeu là-bas », écrit George Packer dans le magazine The Atlantic. « J’y croyais à l’époque, et j’y crois encore aujourd’hui. Mais tout ce discours a jeté un voile sur le désir simple et sans appel d’être sur place et de voir ce qui s’y passe. »
Packer considère la guerre comme un purgatif. C’est une force qui ramènera un pays, comme les États-Unis, à ces valeurs morales fondamentales qu’il pense avoir trouvées chez les volontaires étasuniens partis se battre en Ukraine.
« Je ne savais pas ce que ces hommes pensaient de la politique américaine, et je ne voulais pas le savoir », écrit-il à propos de deux volontaires US. « Chez nous, nous aurions pu nous disputer, nous aurions pu nous détester. Ici, nous étions unis par une croyance commune dans ce que les Ukrainiens essayaient de faire et par l’admiration pour la manière dont ils le faisaient. Ici, toutes les querelles intestines complexes, les déceptions chroniques et la léthargie pure et simple de toute société démocratique, mais surtout de la nôtre, se sont dissoutes, et les choses essentielles – être libre et vivre dans la dignité – sont devenues claires. Il semblait presque que les États-Unis devraient être attaqués ou subir une autre catastrophe pour que les Américains se souviennent de ce que les Ukrainiens savent depuis le début. »
La guerre d’Irak a coûté au moins 3 000 milliards de dollars et les 20 années de guerre au Moyen-Orient ont coûté au total quelque 8 000 milliards de dollars.L’occupation a engendré des escadrons de la mort chiites et sunnites, elle a alimenté d’horribles violences sectaires, elle a enfanté des gangs de kidnappeurs, des massacres et des tortures. Elle a donné naissance à des cellules d’Al-Qaïda et a engendré Daesh qui, à un moment donné, contrôlait un tiers de l’Irak et de la Syrie. Daesh a violé, réduit en esclavage et exécuté en masse des minorités ethniques et religieuses irakiennes telles que les Yazidis. Ce groupe a persécuté les catholiques chaldéens et d’autres chrétiens. Ce chaos s’est accompagné d’une orgie de meurtres perpétrés par les forces d’occupation US, comme le viol collectif et le meurtre d’Abeer al-Janabi, une jeune fille de 14 ans, et l’exécution de sa famille par des membres de la 101e brigade aéroportée de l’armée US. Les États-Unis se livrent régulièrement à la torture et à l’exécution de civils emprisonnés, notamment à Abu Ghraib et à Camp Bucca.
Il n’existe pas de décompte précis des vies perdues. Rien que pour l’Irak, les estimations varient entre des centaines de milliers et plus d’un million de victimes. Quelque 7 000 militaires étasuniens sont morts dans les guerres qui ont suivi le 11 septembre, et plus de 30 000 autres se sont suicidés par la suite, selon le projet « Costs of War » de l’université Brown.
Certes, Saddam Hussein était brutal et meurtrier. Mais si l’on regarde le nombre de morts, nous avons largement dépassé ses tueries, y compris ses campagnes génocidaires contre les Kurdes. Nous avons détruit l’Irak en tant que pays unifié, dévasté ses infrastructures modernes, anéanti sa classe moyenne prospère et éduquée, donné naissance à des milices de voyous et installé une kleptocratie qui utilise les revenus pétroliers du pays pour s’enrichir. Les Irakiens ordinaires sont appauvris. Des centaines d’entre eux qui manifestaient dans les rues contre la kleptocratie ont été abattus par la police. Les coupures d’électricité sont fréquentes. La majorité chiite, étroitement alliée à l’Iran, domine le pays.
L’occupation de l’Irak a commencé il y a 20 ans aujourd’hui. Elle a retourné le monde musulman et les pays du Sud contre nous. Parmi les images que nous avons laissées derrière nous après deux décennies de guerre, il y a celle du président Bush se tenant sous une bannière « Mission accomplie » à bord du porte-avions USS Abraham Lincoln. C’était à peine un mois après avoir envahi l’Irak. Il y a aussi ces images de corps irakiens brûlés au phosphore blanc à Falloujah. Et les photos de tortures menées par les soldats US.
Les États-Unis tentent désespérément d’utiliser l’Ukraine pour redorer leur blason. Mais invoquer un « ordre international fondé sur des règles » pour justifier 113 milliards de dollars d’armement et d’aides que les États-Unis ont promis d’envoyer à Kiev relève de l’hypocrisie, ça ne fonctionnera pas. Cela reviendrait à ignorer ce que nous avons fait. Nous pourrions oublier, mais les victimes, elles, n’oublient pas. La seule voie rédemptrice consiste à inculper pour crimes de guerre devant la Cour pénale internationale Bush, Cheney et les autres architectes des guerres au Moyen-Orient, y compris Joe Biden. Emmenez le président russe Vladimir Poutine à La Haye, mais seulement si Bush se trouve dans la cellule d’à côté.
De nombreux partisans de la guerre en Irak cherchent à justifier leur soutien en arguant que des « erreurs » ont été commises. Par exemple, si l’administration et l’armée irakiennes n’avaient pas été dissoutes après l’invasion US, l’occupation aurait fonctionné. Ils insistent sur le fait que nos intentions étaient honorables. Mais ils ignorent l’orgueil démesuré et les mensonges qui ont conduit à la guerre, la croyance erronée que les États-Unis pouvaient être la seule grande puissance dans un monde unipolaire. Ils ignorent les dépenses militaires massives engagées chaque année pour réaliser ce fantasme. Ils ignorent que la guerre en Irak n’était qu’un épisode de cette quête démente.
Un bilan national des fiascos militaires au Moyen-Orient mettrait en évidence l’aveuglement de la classe dirigeante. Mais ce bilan n’est pas dressé. Nous essayons d’oublier les cauchemars que nous avons perpétués au Moyen-Orient, en les enfouissant dans une amnésie collective. « La Troisième Guerre mondiale commence par l’oubli », prévient Stephen Wertheim.
Notre « vertu » nationale est célébrée en envoyant des armes en Ukraine, en maintenant au moins 750 bases militaires dans plus de 70 pays et en étendant notre présence navale en mer de Chine méridionale. Ce type de célébration est destiné à alimenter notre rêve de domination mondiale.
Ce que les notables de Washington ne parviennent pas à comprendre, c’est que la majeure partie du globe ne croit pas au mensonge de la bienveillance US et ne soutient pas les justifications des interventions US. La Chine et la Russie, plutôt que d’accepter passivement l’hégémonie US, renforcent leurs armées et leurs alliances stratégiques. La semaine dernière, la Chine a négocié un accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite pour que ces deux pays rétablissent leurs relations diplomatiques après sept ans d’hostilités. C’est quelque chose que l’on aurait pu attendre des diplomates étasuniens autrefois. L’influence croissante de la Chine crée une prophétie auto-réalisatrice pour ceux qui appellent à la guerre avec la Russie et la Chine. Une prophétie qui aura des conséquences bien plus catastrophiques que celles au Moyen-Orient.
La guerre permanente suscite une lassitude nationale, en particulier lorsque l’inflation ravage les revenus des familles et que 57 % des Américains sont incapables de faire face à une dépense d’urgence de 1 000 dollars. Le parti démocrate et l’establishment du parti républicain, qui a colporté les mensonges sur l’Irak, sont des partis de la guerre. L’appel de Donald Trump à mettre fin à la guerre en Ukraine, tout comme sa dénonciation de la guerre en Irak comme la « pire décision » de l’histoire américaine, constituent des positions politiques attrayantes pour les Américains qui luttent pour rester à flot. Les travailleurs pauvres, même ceux dont les possibilités d’éducation et d’emploi sont limitées, ne sont plus aussi enclins à remplir les rangs. Ils ont des préoccupations bien plus urgentes qu’un monde unipolaire ou une guerre avec la Russie ou la Chine. L’isolationnisme de l’extrême droite se révèle ainsi une arme politique puissante.
Les partisans de la guerre, sautant de fiasco en fiasco, s’accrochent à la chimère de la suprématie mondiale des États-Unis. La danse macabre ne s’arrêtera pas tant que nous ne les tiendrons pas publiquement responsables de leurs crimes, que nous ne demanderons pas pardon à ceux que nous avons offensés et que nous ne renoncerons pas à notre soif de puissance mondiale incontestée. Le jour du bilan est vital si nous voulons protéger ce qui reste de notre démocratie anémique et freiner les appétits de la machine de guerre. Ce jour ne viendra que lorsque nous construirons des organisations anti-guerre de masse exigeant la fin de cette folie impériale qui menace d’éteindre la vie sur la planète.
Chris Hedges⃰
⃰Chris Hedges est un journaliste lauréat du prix Pulitzer qui a été correspondant à l’étranger pendant quinze ans pour le New York Times, où il a été chef du bureau du Moyen-Orient et chef du bureau des Balkans. Auparavant, il a travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et NPR. Il est l’animateur de l’émission The Chris Hedges Report.
www.investigaction.net
Source originale : Scheer Post
L’Aube