TV5 MONDE : Qu’est ce qui a déclenché la rébellion des mutins, ce 23 janvier 2022 ?
Ornella Moderan, responsable du Programme Sahel de l’Institut d’études de sécurité (ISS) : Il faut replacer la mutinerie dans le contexte de relation très difficile qui persiste depuis longtemps entre les militaires et le politique au Burkina Faso. Cette méfiance mutuelle s’est installée depuis la chute de Blaise Compaoré, en 2014, et le démantèlement du système de sécurité qui soutenait son régime à l’époque.
Le Burkina se trouve confronté depuis à peu près ce moment-là (2015-2016 et surtout 2017) à une situation sécuritaire difficile qui exige une composante militaire et sécuritaire forte. Or, malgré les investissements importants qui ont été faits dans les secteurs de la défense et de la sécurité, aucun effet concret ne s’est fait ressentir dans les conditions de travail et de vie des forces de défense et de sécurité du pays.
Les forces armées burkinabès ont le sentiment d’être face à une tâche herculéenne pour laquelle ils ne sont pas suffisamment équipés et soutenus. L’attaque d’Inata a causé un vague d’indignation dans le pays parce qu’on a appris que ce détachement était en attente d’approvisionnements matériels mais aussi alimentaires (NDLR : Le 14 novembre 2021, plus de 300 combattants de groupes armés djihadistes prennent d’assaut le camp du détachement de gendarmerie à Inata, à l’extrême nord du pays, faisant 57 morts dont la majorité de gendarmes). Cela a donné l’impression que les politiques avaient abandonné les troupes à leur propre sort. Cet épisode a définitivement aggravé les tensions entre le politique et le militaire.
On a aussi vu ces dernières semaines se développer des velléités de rébellion. Il y a une dizaine de jour, le lieutenant colonel Zoungrana a été mis aux arrêts pour des suspicions de coup d’État.
Les revendications de l’armée
Les militaires réclament le départ des chefs de l’armée et des “moyens adaptés” dans la lutte contre les groupes djihadistes qui frappent leur pays. Ils demandent aussi des “effectifs conséquents“, le “remplacement” des plus hauts gradés de l’armée nationale ainsi qu’ “une meilleure prise en charge des blessés” et “des familles des défunts” à la suite des attaques et des combats avec les djihadistes.
Concernant l’aspect sécuritaire, les militaires souhaitent une “formation du personnel adaptée à la menace ” ainsi que “des unités permanentes au lieu de collecter des effectifs pour amener au front.”
TV5 MONDE : Est-ce la colère du peuple qui a emporté celle de l’armée ?
Nous ne sommes pas dans la même configuration qu’au Mali où, il y a 2 ans, il y a eu un moment social de fond qui a fini par déboucher sur un coup d’État et à travers lequel les militaires ont déclaré qu’ils parachevaient la lutte citoyenne.
Au Burkina Faso, le mécontentement est partagé entre les forces de sécurité et la population civile autour de l’incapacité des autorités à résoudre le problème sécuritaire. Je ne pense pas qu’on puisse dire que le coup qui est en cours soit intervenu parce qu’il y a eu des manifestations.
La crise humanitaire que subit le Burkina Faso est de loin la plus grave de la région.
Ornella Moderan, responsable du Programme Sahel de l’Institut d’études de sécurité (ISS)
Le fait que la population partage les mêmes ressentis que les troupes, participe cependant au fait que l’armée puisse disposer d’une audience plus clémente et réceptive au niveau national. Mais on est quand même très loin du triomphalisme d’août 2020 du Mali où on observait une sorte de fusion entre la population civile et les militaires putchistes.
TV5 MONDE : Pouvez-nous nous repréciser le contexte sécuritaire du Burkina Faso ?
L’essentiel de la partie Nord et Ouest du pays, donc le long de la frontière malienne à partir de la région de Mopti au Mali jusqu’à la région de Tallébri au Niger, sont infestées par des groupes armés à tendance djihadiste. Certaines régions sont même devenues des zones de non-accès pour les acteurs étatiques et les forces de défense et de sécurité.
Ces deux dernières années, on a vu une propagation de cette menace sécuritaire dans d’autres parties du pays : les zones sud-ouest le long de la frontière avec la région de Sikasso toujours au Mali, et le long de la frontière avec le nord de la Côte d’Ivoire. Il s’agissait d’attaques plus sporadiques mais elles montrent qu’il y a une implantation de plus en plus forte de groupes extrémistes dans ces zones.
On a observé de récentes attaques également dans le nord du Togo et du Bénin notamment à la frontière entre le Burkina et le Togo et dans le nord du Bénin, qui montrent qu’il y a un mouvement d’expansion vers les pays côtiers. Ces interventions vers les pays côtiers restent toutefois irrégulières et n’ont pas du tout le même niveau d’intensité que ce qui se passe dans les zones frontalières du Burkina avec le Niger et le Mali. Dans cette zone que l’on appelle “zone des trois frontières“, différents groupes extrémistes violents sont présents, tel que la coalition du GSIM (groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) et la branche sahélienne du l’État Islamique.
Par ailleurs, les volontaires de la défense de la patrie (VDP), ces auxiliaires au statut civil que l’État a mis en place pour assurer la protection des civils, a eu pour effet de brouiller les lignes dans un contexte de guerre entre qui est civil qui est combattant. Ces VDP sont soit exclusivement civils, et certains sont même de simples paysans, soit d’anciens membres de groupes d’autodéfense locaux. En tout cas, ce ne sont en aucun cas des personnes qui font partie des forces de défense et de sécurité nationale ou qui en ont eu la formation. Cette mesure de création des VDP a été vue comme un palliatif à défaut de mieux, dans un contexte où les forces de sécurité nationales étaient complètement dépassées et débordées par la situation.
Il y a quand même de grosses zones d’ombre par rapport à la gestion des ressources financières attribuées aux forces de défense et sécurité.
Ornella Moderan
Par ailleurs, il faut noter que la crise humanitaire que subit le Burkina Faso est de loin la plus grave de la région. Le Sahel globalement traverse une crise humanitaire extrêmement importante et le Burkina a lui seul représente la moitié des personnes déplacées interne de toute la région. Ce constat est aussi un révélateur de la détérioration de la situation sécuritaire, où autant de personnes sont obligées de fuir.
TV5 MONDE : Quelles ont été les décisions prises par le président Kaboré pour améliorer la situation ?
Le budget de la défense et de la sécurité est passé à plus de 20% du budget national, ce qui montre un effort considérable. On se serait logiquement attendu à ce que cet effort se traduise par une amélioration conséquente des conditions de travail et de combat des forces de sécurité. Or, l’attaque d’Inata a révélé qu’il n’en était rien. Les détachements, les bataillons, les régiments qui sont sur le terrain continuent de se plaindre d’être mal équipés, d’être mal soutenus en terme logistique et de ne pas avoir les moyens de réaliser le travail qu’on leur demande.
Cela pose la question suivante : où passe tout cet argent ? Il y a quand même de grosses zones d’ombre par rapport à la gestion des ressources financières attribuées aux forces de défense et sécurité dans l’ensemble des pays de la région et le Burkina Faso n’y fait pas exception.
TV5 MONDE : Peut-on craindre un scénario similaire à celui de la Guinée dans les jours à venir ?
C’est l’impression que cela donne. Lorsque qu’il y a un coup d’état militaire contre un président civil élu, en général, ce n’est pas pour donner le pouvoir de transition aux civils, sauf s’il y a une pression externe suffisante. Donc oui, les ingrédients pour un coup d’État sont en train de se mettre en place. On aura confirmation de ce qu’il en est réellement dans les prochaines heures.
Quoiqu’il en soit, ce qu’il faut aussi observer dans les prochains jours, c’est la réaction des partenaires du pays, notamment la Cédéao qui est déjà mise à mal avec deux situations de transition militaire en Guinée et au Mali. Est-ce que le cas du Burkina ne va pas signer l’échec de cette organisation à faire prévaloir un consensus démocratique dans une région ravagée par l’insécurité et où les autorités démocratiques n’ont pas réussi à inverser la tendance ?
Tous les regards sont désormais tournés vers le Niger.
Ornella Moderan
Il faudra suivre aussi l’évolution des mouvements internes dans le pays, et notamment la manière dont les acteurs politiques vont réagir avec l’opposition. La société civile burkinabè est très influente et a déjà démontré sa capacité de mobilisation. Les Burkinabès vont-ils soutenir la junte ? Vont-ils la décrier ?
Le dernier élément à examiner reste celui de l’effet de contagion. Tous les regards sont désormais tournés vers le Niger. Mais je pense qu’il ne faut pas tirer des conclusions hâtives car le Niger est dans une situation très différente et gère son appareil sécuritaire nettement mieux que ses voisins. Sa gouvernance politique a aussi significativement changé ces dix dernières années et s’est fortement démocratisée.
Le Niger reste toutefois le pays détenteur du record du nombre de coup d’État depuis son indépendance. On peut donc se demander légitimement s’il n’y a pas de risque que ses vieux démons ne soient réveillés. Mais, le cas du Burkina seul n’arrivera pas à déclencher un effet de domino. Il faudrait un déclencheur interne au Niger pour que quelque chose puisse également se produire.