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Corruption politique et sociale : fêtes et deuils

Tous les moyens sont bons pour s’enrichir, et il faut s’enrichir le plus vite possible en fournissant le moins d’effort possible. Il est fréquent de voir des parents et des proches qui viennent féliciter un des leurs, élu ou nommé à une haute fonction politique pour lui rappeler de tout mettre à profit le laps de temps pour se mettre à l’abri du besoin. Au Mali, les nominations sont fêtées, les limogeages, par contre, sont vécus comme des deuils.

Les considérations politiques

En quoi la corruption et les malversations financières nuisent-elles à la poursuite et à la consolidation de l’expérience démocratique au Mali ? La question revêt une triple dimension: politique, sociale et économique. Les auteurs de ces pratiques se recrutent presque exclusivement dans certaines couches sociales privilégiées et minoritaires: fonctionnaires, magistrats, agents des forces armées et de sécurité, membres des professions libérales, commerçants, industriels, notabilités traditionnelles ou religieuses, etc. Tout comme l’activité politique, le phénomène de la corruption et des malversations financières revêt un caractère élitiste et urbain. Les deux (02) sphères sont donc fortement imbriquées l’une dans l’autre, car elles sont animées par les mêmes acteurs. La logique est déroutante: on a besoin d’argent pour faire la politique, et en faisant la politique on peut se faire beaucoup d’argent.

D’un côté, l’argent sale accumulé en détournant des fonds publics ou en attribuant complaisamment des marchés publics est d’un concours précieux pour se faire une place au soleil dans l’arène politique par le système du «patronage» fortement ancré dans les habitudes des Maliens. De l’autre côté, l’obtention d’un mandat électif ou la nomination à de hautes fonctions de l’État offre une certaine couverture- voire une certaine impunité pour entretenir divers réseaux d’accumulation et de fructification de l’argent sale.

Depuis quelque temps, certains agents de l’État et certains opérateurs économiques accusés de détournements de fonds publics ou d’escroquerie ont trouvé refuge à l’Assemblée nationale, où le bénéfice de l’immunité parlementaire leur permet d’échapper aux poursuites judiciaires ou tout au moins de retarder les échéances. La corruption et les malversations financières érodent la confiance ou ce qu’il en reste des citoyens envers l’élite dirigeante et renforcent chez eux la perception déjà largement répandue d’un «État prédateur». Cette perception s’applique même aux fonctions électives.

À l’occasion du renouvellement du bureau de l’Assemblée nationale en octobre 2004, les honorables députés ont étalé au grand jour les tiraillements et les marchandages pour le choix d’un questeur, le grand argentier du Parlement. Il est facile d’imaginer pour quelles fins chaque groupe parlementaire voulait avoir la haute main sur les dotations financières de l’Assemblée nationale.

La perte de confiance des gouvernés envers les gouvernants est de nature à saper les fondements du système démocratique en portant atteinte à la légitimité des institutions qui symbolisent l’État. La cote d’alerte est déjà atteinte au Mali comme l’attestent les résultats de certains sondages d’opinion réalisés entre 2001 et 2004.

En 2001, 89% des habitants de la ville de Bamako, soit neuf sur dix, considéraient la corruption comme un problème majeur dans notre société, 13% ont été touchés directement ou indirectement par le phénomène, et 43% des paiements effectués dépassaient le SMIG (Salaire minimum interprofessionnel garanti).

En 2003, 83% des Maliens, soit huit sur dix, affirmaient que la corruption électorale était très répandue; 62% étaient convaincus que les élections sont une question d’argent; 32% connaissaient des gens qui ont vendu leur vote.

En 2004, 49% des firmes manufacturières ont cité la corruption comme un problème majeur; environ 3,4% de la valeur du chiffre d’affaires annuel et 5,9% de la valeur des contrats étaient affectés à des paiements informels.

Les considérations sociales

Les observateurs ont trait ici au caractère ambivalent du phénomène dans la société malienne. D’un côté, la corruption et les malversations financières révulsent de nombreux Maliens qui condamnent et dénoncent tous les jours ces pratiques. De l’autre côté, de nombreux Maliens valorisent les produits issus de la corruption et des malversations.

Le corrompu ou le fraudeur généreux qui distribue une partie de son butin est adulé par le cercle de ses obligés et dédouané par la société. Il jouit souvent d’une plus grande considération sociale que le citoyen honnête qui vit avec un modeste revenu et ne peut pas se permettre certaines largesses. Un tel état d’esprit contribue à perpétuer les pratiques de corruption et de malversations financières.

Mieux, il tend à réduire les campagnes de lutte contre le phénomène à des vœux pieux émanant des tenants du pouvoir ou à des slogans politiques creux brandis par les candidats aux postes électifs. Le tapage médiatique qui a accompagné la création du bureau du Vérificateur Général rentre dans cette logique. C’est la chronique d’une déception annoncée, car la montagne (bureaucratie tentaculaire et dispendieuse) risque d’accoucher de souriceaux (poursuite de quelques fretins au lieu des gros poissons).

La corruption et les malversations financières sont donc devenues des faits de société et ont tendance à être banalisées. Cette banalisation contribue à cultiver chez de nombreux Maliens l’esprit d’accaparement et la course à l’argent facile. Tous les moyens sont bons pour s’enrichir, et il faut s’enrichir le plus vite possible en fournissant le moins d’effort possible.

Il n’est pas rare que le cercle des parents et des proches qui vient congratuler un des leurs, élu à une haute fonction politique ou nommé à un poste juteux, lui rappelle qu’il doit mettre à profit le laps de temps pendant lequel il assume sa charge pour se mettre définitivement à l’abri du besoin. Un tel comportement est tout à fait rationnel dans un contexte de pauvreté, où il faut s’ingénier à accumuler beaucoup de richesses pendant la courte période des «vaches grasses» afin de compenser les manques à gagner et éviter les privations pendant la longue période des «vaches maigres». Si les nominations sont souvent «fêtées», les limogeages, par contre, sont vécus comme des «deuils» dans la famille des intéressés, chez les parents et les proches, et souvent chez les ressortissants de la même localité.

Ali CISSÉ

Source : Inter de Bamako

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