Un ancien d’Ansaroul Islam se raconte pour la première fois. Et fait le constat d’une société burkinabée gangrenée par un profond ressentiment vis-à-vis de l’Etat.
Il se présente avec gêne comme l’un des 33 hommes à avoir tué, le 16 décembre 2016, douze militaires de la base du Groupement des forces antiterroristes (GFAT) de Nassoumbou, au nord-ouest du Burkina Faso. Au lendemain de cette attaque, la plus grosse jamais orchestrée contre des membres des forces de l’ordre, les Burkinabés apprenaient, stupéfaits, la naissance du premier groupe terroriste de l’histoire du « pays des hommes intègres ».
Gorko Boulo* en faisait partie depuis 2010. Aujourd’hui, il dit en être sorti, depuis trois mois. Mais de l’attaque de Nassoumbou, comme des autres assassinats de membres des forces de défense et de sécurité (FDS) burkinabées auxquelles il a participé, il n’exprime « aucun regret ». « Quand on est partis du camp [de Nassoumbou], je me suis dit, comme les autres combattants, qu’il n’y avait pas plus juste que cela. On n’a pas regretté. Personne n’a regretté », insiste le jeune homme d’une vingtaine d’années. Son regard fuyant, caché le plus souvent par sa casquette, devient soudainement direct, plein de ressentiments lorsqu’il évoque les forces de l’ordre de son pays. « Vu ce que font les FDS à nos parents, je ne regretterai jamais leur mort », clame-t-il.
Si ce jeune Peul, qui dit s’être engagé dans la lutte armée pour défendre sa communauté, a voulu raconter son histoire, c’est « pour que le monde sache qu’il y a des gens innocemment assassinés et torturés dans la province du Soum ». L’assassinat récent de son père d’adoption à Djibo, est, dit-il, l’événement qui a fini de le convaincre de la nécessité de parler. « Ce sont des hommes de la sécurité, en civil, qui l’ont abattu », assure-t-il. Des sources locales corroborent l’accusation qui demeure cependant, en l’état, invérifiable.
« J’ai perdu trop d’êtres chers, je ne peux plus me taire », poursuit Gorko Boulo, avant de revenir à l’attaque de Nassoumbou et donc à la genèse de ce terrorisme local. Selon nos informations, depuis cet assaut dans le Soum, au nord-ouest du Sahel burkinabé, cette province peuplée majoritairement de Peuls a subi plus d’une cinquantaine d’attaques dans lesquelles au moins cinquante civils et militaires ont été tués.
« Comme si tous les Peuls étaient djihadistes »
En novembre 2016, le Burkinabé Ibrahim Malam Dicko crée Ansaroul Islam. Le prêcheur peul est sous surveillance des renseignements locaux depuis plus d’un an. On le sait proche du prédicateur malien Hamadoun Koufa, fondateur de la katiba Macina, active dans le centre du Mali et affiliée au groupe djihadiste Ansar Eddine. « Avant fin 2015, Malam était au Mali. Il ne voulait pas taper le Burkina Faso. Hamadoun Koufa pensait que c’était trop tôt pour déclarer la guerre au Burkina. Koufa voulait continuer à sécuriser la venue de carburant et de vivres pour ses combattants au Mali. Si le Burkina était entré en guerre, tout ça aurait été rendu plus difficile. Malam a accepté et il a dit à ses frères de venir combattre au Mali avec Koufa », explique Gorko Boulo.
La partie ouest du Sahel burkinabé, bordant la frontière malienne, sert alors de base arrière aux terroristes agissant au Mali. Jusque-là, Ibrahim Malam Dicko respecte la stratégie 100 % malienne de celui qui est considéré comme son mentor et qui l’a poussé à prendre les armes. « A l’époque, Malam avait une quarantaine de combattants. Ils venaient se reposer au Burkina entre deux attaques pour Koufa au Mali, raconte Gorko Boulo, d’une voix posée. En novembre 2016, Malam est rentré au Burkina pour voir de la famille. Il a trouvé son village, Soboulé, assiégé et humilié. Les militaires étaient là. […] Ils s’en sont pris aux pauvres paysans. C’était comme si on leur avait dit que tous les Peuls étaient djihadistes. Ils n’ont pas tué, ils ont humilié. Ils ont réuni les familles dans le village, ont déshabillé les vieux, les ont fait courir, danser, chanter et faire des pompes devant leurs femmes et leurs belles-familles car ils savaient que dans notre coutume, c’était une honte. »
Des méthodes confirmées par un militaire qui a participé à ces opérations dans le Soum et qui tient à préciser que lui et ses camarades avaient « eu des renseignements » sur des villages. « Il y avait des suspects dans la zone, des gens vraiment dangereux. On n’avait pas leurs noms donc il fallait avoir tout le monde à main pour pouvoir détecter les suspects. Mais il y a des villages où ce sont des djihadistes qui ont torturé les habitants », indique-t-il. Des craintes sur le comportement de certains éléments des forces de l’ordre burkinabées ont également été soulevées par des organisations internationales telles que Human Rights Watch ou International Crisis Group.
Fin novembre 2016, l’armée lance l’opération « Séguéré » dans la province du Soum. Selon Gorko Boulo, c’est cette opération et les bavures qui l’ont accompagnée qui ont poussé Ibrahim Malam Dicko à planifier l’attaque de Nassoumbou, contre l’avis de son mentor, Hamadoun Koufa. « Après cela, on s’est retrouvé à notre base, dans la forêt de Foulsaré. C’est là qu’on a baptisé Ansaroul Islam. Malam nous a dit que jusque-là, il ne voulait pas s’attaquer au Burkina, mais que l’Etat avait provoqué cela, et qu’il fallait donc s’en prendre désormais à tout ce qui s’apparentait à l’Etat », poursuit le jeune homme.
L’ancien combattant détaille ensuite longuement l’assaut sur Nassoumbou. L’attaque, raconte-t-il, a été perpétrée avec l’aide de quelques combattants de la brigade malienne de Sèrma – appartenant à la katiba Macina – sur un pick-up et dix motos, par trois groupes munis d’un lance-roquettes et de kalachnikovs.
« Des fuyards qui ne résistent pas »
Le combat n’a duré qu’une heure et demie. « Seulement une vingtaine de militaires ont riposté. Les autres ont fui, en courant. Beaucoup n’avaient pas d’armes, affirme Gorko Boulo. Ça n’a étonné personne de les voir fuir. On avait prévu ça. Pendant la formation, on nous fait savoir que ce sont des peureux, des fuyards qui ne résistent pas. »
Malgré le renfort d’hommes et de matériel décidé par le gouvernement il y a plusieurs mois, les conditions de travail des forces de l’ordre déployées dans le nord du pays restent précaires. Plusieurs sources évoquent une prime quotidienne de 1 500 francs CFA (2,30 euros) qu’elles jugent « insuffisante », des armes encore trop peu nombreuses et dont certaines sont toujours en mauvais état. A cela s’ajoute le problème de la formation des hommes envoyés combattre. « « Ils envoient là-haut des jeunes qui sortent de l’école, parce que personne ne veut y aller. Mais ils n’en sont qu’au début de leur formation ! Beaucoup sont perdus. Ils sont là-bas juste pour se maintenir en vie », regrette une source sécuritaire.
Depuis, des propositions ont été faites lors du Forum national pour la sécurité mis en place en octobre, afin de réorganiser le secteur de la sécurité. Un mois plus tard, le gouvernement a mis en place un comité interministériel chargé de rendre opérationnelles ces recommandations. L’Etat, qui a pris conscience du problème, devrait, à travers ce comité, annoncer des mesures concrètes dans les mois qui viennent. Un programme d’urgence pour le Sahel de 455 milliards de francs CFA (693,6 millions d’euros) a également été lancé en août. Il promet notamment d’« améliorer la gouvernance administrative et locale ». Dans le nord, l’application de ces mesures est attendue avec impatience.
« S’ils travaillaient à la bonne gouvernance, il y aurait moins de frustrations », souligne Gorko Boulo qui dit être, depuis son adolescence, à la recherche d’un groupe armé engagé dans la défense de la communauté peule.
Citoyens pris entre deux feux
A cette époque, au milieu des années 2000, Ibrahim Malam Dicko est un prêcheur influent du Soum. Son association de « promotion de l’Islam », Al-Irchad gagne en popularité. Gorko Boulo est séduit et quand le prédicateur dévie, démissionne d’Al-Irchad à l’été 2016 pour créer Ansaroul Islam, le jeune homme le suit les yeux fermés. Et se retrouve dans l’un des trois bataillons qui ont attaqué Nassoumbou.
« Il y avait cette peur, avant de commencer, murmure-t-il, tête baissée. Mais quand j’ai tiré le premier coup, la peur est partie. Je ne peux pas l’expliquer. C’est tellement fort… C’était comme si tout ça, c’était mon travail habituel, mon quotidien. Quand on a gagné et qu’on est entrés dans le camp, la joie nous a pénétrés. »
Comme d’ordinaire, le groupe d’assaillants repart avec un véhicule de l’armée, en direction de la frontière malienne. « Notre drapeau flottait en l’air sur notre pick-up. Sur la route, des villageois applaudissaient. Ils étaient fiers, assure-t-il. Car c’était avec ces véhicules qu’ils (les militaires) sillonnaient les villages pour arrêter les gens. Ça nous a fait penser que nous étions légitimes, que nous avions le droit de continuer. Qu’ils (les locaux) nous aimaient, qu’on avait le devoir de combattre, qu’ils voulaient qu’on les libère de ces gens qui les détestent et qui les fatiguent », s’emporte-t-il encore convaincu du bien-fondé de son engagement.
Gorko Boulo décrit une réalité, la sienne, qu’il a partagée avec ses frères d’armes pendant de longs mois et que certains villageois soutiennent, malgré eux, à cause d’un sentiment d’abandon et d’injustice grandissant vis-à-vis de l’Etat. Mais il y a une autre réalité. Celle vécue par une frange beaucoup plus nombreuse de la population du Soum. Celle de la peur et de la psychose provoquée par ce groupe terroriste qu’ils ne soutiennent pas et qui tue ceux qui collaborent avec l’Etat. Dans le Soum, les Burkinabés n’ont d’autre choix que de se taire pour rester en vie.
Aujourd’hui, Gorko Boulo a rendu les armes et a fui Ansaroul Islam. Pour lui, le déclic fut provoqué par l’opération « Bayard », menée les 29 et 30 avril par les soldats français de la force « Barkhane » le long de la frontière malienne. « Avec “Bayard”, nous avons perdu beaucoup d’armes et nous avons été dispersés dans la forêt », se remémore-t-il.
Sur ses mains, sa cuisse et sa nuque, les éclats de bombes et de balles sont encore gravés dans la chair. « J’ai quitté Ansaroul, car j’ai su qu’à partir du moment où les Français commençaient à nous bombarder, ils nous suivraient partout. Quand une cause est djihadiste, on a moins de chance de gagner. Alors qu’au sein d’un groupe politico-militaire, qui défend une cause plus sociale, c’est différent », veut-il croire.
« Il faut que l’Etat considère la population du nord »
L’opération française a provoqué la désertion de l’ancien combattant mais a aussi produit ses effets pervers. « Avec “Bayard”, Malam et Koufa ont oublié leurs différends. Ça les a soudés », dit-il. Aujourd’hui, Gorko Boulo l’assure, Ibrahim Malam Dicko n’est plus aux commandes. Est-il mort ou s’est-il envolé dans la nature ? « Je ne sais pas », répond-il en rappelant qu’il a quitté le groupe. Selon lui, Jaffar, le jeune frère de Malam, décrit pas plusieurs sources comme « plus sanguinaire » et « plus fanatique » que son aîné, a pris les commandes du groupe.
Gorko Boulo jure qu’il ne reprendra pas les armes. Il dit vivre désormais dans un pays d’Afrique de l’Ouest où il souhaite ouvrir un commerce. Il est furtivement sorti de l’ombre pour raconter son histoire. Avant d’y retourner, ce jeune Peul, qui comme bon nombre des membres de sa communauté disséminée dans toute l’Afrique de l’Ouest, se sent discriminé, tient à adresser un dernier message à son gouvernement : « Au Burkina, les frustrations ne sont pas aussi grandes qu’au centre du Mali. Mais, depuis janvier, cette frustration ne fait qu’augmenter, chaque jour. »
Pour lui, il n’est pas encore trop tard, mais il y a urgence. « Il faut que l’Etat considère la population du nord comme étant burkinabée », prévient-il. Sans cela, veut croire le jeune repenti, les comportements déviants de l’armée viendront grossir les rangs djihadistes.
* Le prénom et le nom ont été changés.
Le Monde