Au Burkina Faso, les attaques jihadistes se sont multipliées ces dernières années. Jeudi 9 juin, les jihadistes ne se sont pas contentés de tuer neuf gendarmes à Seytenga. Trois jours plus tard, ils sont revenus dans cette localité du nord-est, située dans la province de Séno, à 276 kilomètres au nord-est de Ouagadougou, pour s’en prendre aux civils.
Selon plusieurs témoignages, ils ont tiré sans sommation, faisant au final 86 morts. Ce massacre est l’un des signes de la détérioration de la situation sécuritaire au Burkina Faso depuis 2015. Avant, ce pays n’avait pas connu d’événement lié à l’activité jihadiste qui était pourtant en pleine expansion dans son voisinage immédiat.
Qu’est ce qui a changé pour que le Burkina Faso, considéré un temps comme un « Etat-médiateur » pour avoir offert ses bons offices dans le conflit du Mali en 2012, voit « 40% de son territoire » échapper au contrôle de l’Etat ?
Le nord du pays a servi de réceptacle aux premières activités des groupes jihadistes. Le 23 août 2015, le poste de police d’Oursi, dans la province de l’Oudalan, est attaqué par des individus armés venus du Mali. Le pays était engagé dans un processus de transition avec plusieurs rebondissements après la chute de Blaise Compaoré le 30 octobre 2014 précipité par un soulèvement populaire suite à son souhait de modifier la constitution pour se maintenir au pouvoir malgré ses 27 ans de règne.
Intitulée « La montée de l’insécurité frontalière : ce que disent 800 sahéliens », une étude réalisée par le Centre pour le dialogue humanitaire et le Programme des Nations-unies pour le développement (PNUD) en 2016, considère la transition politique de l’époque comme « la menace la plus sérieuse d’insécurité ». Elle faisait référence à la mobilisation des forces de sécurité pour des préoccupations politiques en lieu et place de la défense du territoire. La tentative avortée du 16 septembre 2015 du Général Gilbert Diendéré de s’emparer du pouvoir, en s’appuyant sur le régiment de la sécurité présidentielle (RSP) dont il était le patron en est une illustration parfaite.
Lorsque Roch Marc Christian Kaboré arrive aux affaires au soir de la présidentielle du 29 novembre 2015, la question sécuritaire s’est imposée comme l’une des priorités de son action. Pendant ce temps, le nord du Burkina Faso, essentiellement la région du Sahel qui souffrait déjà de sa proximité avec des pays déjà touchés par le jihadisme et de carences en termes de services sociaux de base, continuait d’enregistrer de nouveaux incidents liés à l’insurrection jihadiste.
En septembre 2016, le jihadiste sahraoui Adnan Abou Walid al Sahraoui revendique la première action de la filiale de l’Etat islamique au Sahel, pourtant non encore reconnue par le commandement central depuis la zone syro-irakienne. L’attaque était dirigée contre un poste de Douane à Markoye. Un douanier et un civil y ont péri.
Le 15 janvier 2016, Al Qaïda au Maghreb Islamique Islamique (AQMI) qui vient de sceller ses retrouvailles avec Al Mourabitoune, frappe au cœur de Ouagadougou. Le Splendid Hotel, le restaurant Cappucino et le Taxi Brousse fréquentés sont ciblés par trois assaillants dont un burkinabé. La même année, un groupe local voit le jour dans la province du Soum, toujours dans la région du Sahel. Proche d’Amadou Kouffa, jihadiste malien et chef de la Katiba Macina, Malam Ibrahim Dicko monte « Ansarul Islam » (les partisans de l’Islam). Le groupe tue 12 soldats à Nassoumbou, le 26 décembre 2016.
Ce rythme infernal de violence ne s’infléchit pas durant le magistère de Roch Marc Kaboré. La naissance, le 2 mars 2017 du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) ne fera qu’empirer les choses. Un an après sa naissance, cette fédération des principales organisations jihadistes sahéliennes proches d’Aqmi réussit une nouvelle intrusion à Ouagadougou. Cette fois, l’offensive vise l’État-major des armées burkinabés et l’ambassade de France à Ouagadougou, en représailles à la mort de Mohamed Ould Nouini, éliminé quelques jours plus tôt par l’armée française au Mali. Commandant d’Al Mourabitoune, cet arabe malien de Gao est le principal instigateur des premières attaques « terroristes » de Ouagadougou et de la station balnéaire de Grand Bassm en Côte d’Ivoire. Cette évolution se concrétise par une assise incontestable sur le territoire burkinabé.
Pour Apa, Héni Nsaibia, chercheur senior à Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), a cartographié les groupes jihadistes présents sur le sol burkinabé. « GSIM est présent dans la plupart des régions mais reste plus actif dans la Sahel (Soum et Yagha en particulier), le Centre-nord, le Nord, la Boucle de Mouhoun, l’Est, Cascades, les Hauts-Bassins, le Sud-Ouest, le Centre-Est et est émergent dans le Centre-Ouest ».
Quant à l’Etat islamique, poursuit le chercheur, ses zones d’influence incontestables se trouvent dans l’Oudalan et dans le Séno. « Ses éléments se font aussi apercevoir dans la partie nord du Yagha et dans le nord-est du Centre-nord », ajoute-t-il.
Face à la présence et à la montée inquiétante du jihadisme, les autorités burkinabé se voient obligées de réajuster leur stratégie de lutte. C’est ainsi qu’en janvier 2020, le corps des Volontaires pour la défense de la Patrie (VDP) est formé, avec pour objectif « d’appuyer les forces de défense et de sécurité dans leur mission de sécurisation du territoire national ». Ils reçoivent une formation de 14 jours délivrée par l’armée.
A la fin de cette formation, ils reçoivent un équipement composé de matériel de communication, de vision et d’un armement. « Sauf que la création de cette milice est contreproductive car elle a contribué à attiser les tensions entre les populations civiles et les jihadistes qui les considèrent maintenant comme des cibles », fait constater Wassim Nasr, journaliste à France 24 et spécialiste des mouvements jihadistes.
Cette propension des groupes jihadistes à se rendre coupables d’exactions contre des civils peut aussi s’expliquer par la liberté d’actions dont certains d’entre eux peuvent faire prévaloir vis-à-vis de la chaîne de commandement. « L’exemple le plus parlant, c’est celui de Solhan où un massacre a été commis par une unité proche du JNIM (l’acronyme arabe du GSIM), mais qui a été niée ou critiquée par la communication officielle du groupe. Finalement on avait compris que c’était une unité indisciplinée », démontre Wassim Nasr.
La goutte d’eau de trop
Cependant, aussi meurtrier soit-il, ce carnage n’a pas été la goutte d’eau de trop. Le vase a réellement cédé après l’attaque d’Inata, à l’occasion de laquelle 53 victimes dont 49 gendarmes et 4 civils ont été dénombrées. Les conditions presqu’inhumaines dans lesquelles étaient abandonnées les gendarmes de ce détachement ont créé une onde de choc et ont planté les germes du départ précipité de Roch Kaboré.
Malgré les décisions prises pour rectifier le tir, le président, réélu pour un mandat de cinq ans, n’a pu éviter son renversement le 24 janvier par le Mouvement Populaire pour la Sauvegarde et la Restauration (MPSR) amené par le Lieutenant-Colonel Paul Henri Sandaogo Damiba. Mais ce changement de direction n’a pas amélioré la situation sécuritaire. L’ONG Armed Conflict Location and Data Project (ACLED) indique que « les violences liées à Al-Qaïda et à l’Etat islamique ont augmenté de 7% au cours des trois premiers mois de règne de la junte par rapport à la période précédente ».
Pour inverser la tendance, le lieutenant-colonel Damiba qui a prêté serment en tant que président de la transition s’est adressé à la nation le 1er avril et a annoncé la « création de comité locaux de dialogue pour la restauration de la paix, dont la mission est d’initier des approches avec les membres des groupes en rupture de dialogue avec la nation ».
« Mais la situation ne s’est pas améliorée. Elle s’est même détériorée », estime Wassim Nasr. Chercheur sénior à ACLED, Héni Nsaibia a recensé, sans préciser les groupes, 404 attaques ayant occasionné 795 décès entre le début de la mutinerie, le 23 janvier et le 3 juin. À titre de comparaison, l’Etat islamique a revendiqué 67 attaques du 16 janvier 2019 au 12 novembre 2021, confie à Apa Damien Ferré, directeur général de la société Jihad Analytics, spécialisée dans l’analyse du jihad mondial et cyber.
Wassim Nasr explique la dégradation de la situation par l’absence de « solution magique » à la problématique du jihadisme. La tâche risque de se compliquer davantage d’après le journaliste qui affirme avoir appris que « certaines populations sont allées chercher l’aide du GSIM pour faire face à l’Etat islamique pendant l’attaque de Seytenga ». « On est en train d’assister à une dynamique similaire à celle du Mali où des civils qui se sentent délaissés sont obligés de demander secours de l’un des deux groupes jihadistes », s’inquiète-t-il.
A cela, se grefferont les conséquences désastreuses du retrait du Mali des instances et de la force conjointe du G5 Sahel, pour protester contre des « manœuvres » visant à l’empêcher de jouir de son tour de présidence de cette organisation créée en 2014 pour lutter contre les groupes jihadistes au Sahel.
Ce vide de coopération régionale ajouté aux réticences de Ouagadougou à faire appel aux forces de Barkhane en cas d’attaque, ouvre la voie à un autre acteur qui est en train de s’illustrer au Mali, la compagnie militaire privée controversée, Wagner. Wassim Nasr reconnaît que des militaires pensent à cette option qui, à son avis, n’a pourtant pas eu de résultats militaires tangibles et probants au Mali.
Pour le moment, le président de la transition n’envisage pas cette hypothèse. Lors d’une visite à la ville de garnison de Bobo Dioulasso, le lieutenant-colonel Damiba avait clairement déclaré que le salut ne viendra pas de l’extérieur. L’actuel chef suprême des armées burkinabé veut d’abord compter sur ses hommes pour sécuriser le territoire national et soumettre un bilan à ses compatriotes dans cinq mois, comme il en avait fait la promesse le 1er avril.
Source : APA