Très vite, l’affaire fut portée devant les Nations unies pour faire condamner l’agresseur par le Conseil de sécurité et engager, par le biais de l’Assemblée générale, à son encontre un train de sanctions économiques et financières dans le but de le faire cesser son intervention. L’objectif étant parallèlement d’isoler diplomatiquement Moscou, d’en faire un État paria et de l’écarter de tous les mécanismes qui organisent le processus d’interdépendance et de mondialisation. De leur côté, l’Union européenne et l’Otan s’organisèrent pour réagir de façon concertée et coordonnée. Le bilan de ces réactions apparaît comme plus mitigé qu’on aurait pu l’imaginer.
Un vote massif en apparence
Bien sûr, le Conseil de sécurité vota très largement la condamnation, amputée de toute efficience en raison du droit de veto utilisé par la Russie, puis obtint la convocation d’urgence de l’Assemblée générale. Celle-ci, invitée à condamner et à appliquer un train de sanctions se révéla moins enthousiaste et plus divisée qu’attendu. Comment en était-on arrivé là alors que l’invasion de l’Ukraine était patente, revendiquée et même justifiée à coup d’arguments historiques fumeux, bref indéfendable ?
Certes le bloc « occidental » a fait preuve de cohésion, mais le reste du monde s’est montré plus rétif et a révélé son hésitation à s’engager frontalement dans ce conflit. Le vote signifia que la Russie n’était pas devenue en l’espace de quelques jours un État paria isolé du monde comme beaucoup l’avaient espéré. Rappelons les grandes données de ce vote. 141 pays (sur 193) ont condamné la guerre, 5 ont refusé de condamner (la Biélorussie, la Syrie, la Corée du Nord et l’Érythrée ont voté avec Moscou) et 35 pays se sont abstenus parmi lesquels de grands pays très peuplés ou influents comme la Chine, l’Inde, le Pakistan, l’Iran, l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Sénégal. Et les propos ultérieurs tenus par des responsables du Brésil, du Mexique ou de l’Argentine tempérèrent largement leur vote. Le prochain G20 qui doit se tenir en octobre en Indonésie fait déjà l’objet d’âpres négociations. Le pays hôte refuse d’en exclure la Russie alors que les États-Unis proposent d’inviter Zelensky.
Un tiers-monde réticent
Il est clair que les pays du tiers-monde ne veulent pas être happés dans ce qui leur est présenté comme une nouvelle guerre froide et entendent lire ce conflit à l’abri des clivages idéologiques et en mettant en avant leurs intérêts nationaux. Comment comprendre autrement la posture adoptée par le continent africain. Seuls 28 pays africains sur 55 ont condamné l’agression. Cela illustre la volonté de ne pas s’engager et de se tenir à distance d’un conflit dont ils redoutent les conséquences sur les prix de l’énergie et des produits alimentaires et qui reste géographiquement très lointain. De surcroît les principes au nom desquels on souhaite les faire s’engager ont perdu beaucoup de crédit. Qui a envahi le Vietnam, l’Irak et s’est enlisé vingt ans en Afghanistan ? Qui a bombardé la Serbie – dépecée de son Kosovo – et la Libye ? Ces souvenirs démonétisent les pressions d’un Occident associé à ces guerres lointaines. Alors que dans le même temps l’influence russe – et chinoise – progresse en Afrique. Dans le continent, on hésite à s’opposer à la Russie, et si on le fait on ne se jette pas pour autant dans les bras de l’Occident qui reste associé de façon indélébile à la mémoire de l’esclavage et e la colonisation. On peut donner tort à la Russie dans son conflit avec l’Ukraine et hésiter à enfourcher une autre guerre qui serait celle de l’Occident contre la Russie, car d’expérience on sait que celle-ci peut faire contrepoids dans la géopolitique mondiale et que son principal mérite et d’exister. Comment souscrire alors à la volonté de l’affaiblir, sachant que ce sera long et que les désordre internationaux collatéraux seront coûteux ? Même les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, qui ont voté les résolutions de l’ONU condamnant la guerre, refusent d’appliquer les sanctions qui ne sont qu’occidentales.
L’Amérique latine montre aussi son embarras à coller à l’Occident. Ici plus qu’ailleurs les intérêts nationaux ont été déterminants. Il convient surtout de distinguer les votes des déclarations ultérieures. Sur 19 pays 14 ont condamné l’intervention russe au nom du droit international dont certains n’ont pas manqué de rappeler qu’en cette matière beaucoup de griefs pouvaient être adressés à l’Occident. La guerre des Malouines était évoquée par l’Argentine, mais surtout il était rappelé que les vaccins russes anti-Covid avaient généreusement été distribués par la Russie au continent. Le Brésil – les voix de Bolsonaro et de Lula unies pour la circonstance – dit combien il se tenait à égale distance des belligérants. Même son de cloche au Mexique qui comme d’autres pays latino-américains a besoin de fertilisants russes pour son agriculture. Bref, l’impression d’un continent gêné et désireux de maintenir ses relations économiques croissantes avec la Chine et la Russie.
Inquiet des pénuries de céréales prévisibles risquant d’affecter le Maghreb, le Proche-Orient voire une partie de l’Afrique, le Sénégalais Macky Sall, président en exercice de l’Union africaine, se déplace à Moscou. Poutine arrive à convaincre l’opinion publique que c’est à cause des mines posées par l’Ukraine devant Odessa pour empêcher une agression par voie maritime que les exportations de céréales sont bloquées, renvoyant ainsi la responsabilité sur le camp adverse.
Vers un monde plus multipolaire
Tout ceci traduit un phénomène de longue durée que l’on pourrait qualifier de désoccidentalisation du tiers-monde. Processus qui accompagne une tendance à la démondialisation qui démarre après la crise des subprimes et le recul du poids économique des pays du G-7 dans l’ensemble mondial. Quelques chiffres en attestent. Le poids économique du G-7 est ainsi passé des années 80 à aujourd’hui de 50 % à 31 % du PIB mondial. Bien sûr à l’avantage du monde non-occidental et surtout de celui des BRICs. C’est la marque du basculement d’un monde unipolaire à un monde multipolaire qui permet à bon nombre de pays de s’exprimer sans devoir s’aligner et surtout de faire valoir leurs intérêts propres. On est loin d’une analyse qui voudrait inscrire le conflit entre la Russie et l’Ukraine comme un affrontement idéologique entre démocraties et régimes autoritaires. Dans tous les classements internationaux en terme de démocratie, de corruption et de gouvernance l’Ukraine figurait mal placée depuis de longues années. D’où la réticence de l’Union européenne à ouvrir des processus d’adhésion. Le poids et le rôle des oligarques à Kiev n’ont rien à envier à ce qui se passe à Moscou. Les Panamas Papers n’avaient-ils pas épinglé dès le mois d’octobre Zelensky pour ses trois résidences possédées à Londres sous couvert de sociétés-écrans domiciliées off-shore et créées par sa société de production Kvartal 95 ? Les régimes politiques de la grande Russie et de la petite Ukraine partagent beaucoup en commun. Ce qui les oppose en deux camps adversaires tient aux alliés de cette dernière, à des revendications territoriales associées à des préoccupations sécuritaires, mais en aucun cas au modèle politique que chacun incarnerait.
La guerre d’Ukraine et les divisions qu’elle a révélées a certainement remisé pour longtemps une vieille idée caressée de longue date par l’administration américaine. Il s’agit du projet, évoqué de façon récurrente depuis la présidence Clinton, de construire une ONU bis rassemblant les démocraties et d’en écarter les États totalitaires ou voyous. Cette idée pourrait ne pas survivre à la crise actuelle. Ainsi, le projet de donner une forme diplomatique et institutionnelle au clivage entre démocraties et régimes autoritaires infréquentables devrait être renvoyée à plus tard tellement la crise actuelle a montré que l’Occident et ses normes étaient loin de faire consensus dans le monde. La confection d’une liste d’invités à ce genre de « Sommet des démocraties » constituerait une tâche délicate.
Michel Rogalski
Directeur de la revue Recherches internationales