Pour le sociologue, il y a, certes, des avancées enregistrées dans la mise en œuvre de l’Accord de paix et de réconciliation, mais ce résultat reste en deçà des attentes. L’idée d’une révision de l’accord peut être concrétisée sous les autorités de transition qui en ont fait la promesse.
Liberté : Quel bilan peut-on tirer de six années de mise en œuvre de l’Accord de paix et de réconciliation au Mali, connu aussi sous le nom d’Accord d’Alger ?
Bréma Ely Dicko : Déjà pour apprécier les résultats de l’accord, il faut prendre en compte plusieurs dimensions. D’abord, il y a la période d’avant et celle d’après le putsch militaire contre l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta. Avant la signature de cet accord, il y avait des hommes et des attaques armées de part et d’autre. Donc, je commence par les points positifs : un des premiers résultats de cet accord est la fin de ces violences qui ont opposé les Forces armées maliennes (Famas) aux groupes armés de la Coordination des mouvements de l’Azawad. C’est-à-dire que depuis la signature de l’Accord de paix, les Maliens ne se tuent plus, du moins ouvertement. Avant, Kidal était inaccessible aux autorités de Bamako, mais maintenant, il y a un gouverneur qui a été nommé à la tête de cette ville, même si malheureusement, sa sécurité est assurée par les éléments de la CMA. Cela reste quand-même une avancée. Récemment, quelque temps avant la chute d’IBK, on a vu le drapeau malien flotter dans cette ville. L’autre avancée : il y a eu des discussions entre ce qu’on appelle maintenant les parties maliennes, même si nous sommes en pleine période de transition et que les résultats des discussions ne sont pas vraiment fameux. Il y a aussi la mise en place des autorités intérimaires à Tombouctou et à Gao et l’organisation des élections présidentielle et législatives sur l’ensemble du territoire. Pour conclure sur une note positive, on peut dire que le Mali a toujours l’intégrité de son territoire, même si une partie de ce dernier demeure dominée par des groupes armés et terroristes, notamment par Al-Qaïda et l’État islamique dans le Grand Sahara. Il y a eu aussi l’installation du Mécanisme opérationnel de coopération à Gao. Sans oublier que depuis le début de la transition, il y a eu une réunion du Comité de suivi de l’Accord de paix (CSA) à Kidal et l’entrée des groupes armés (ex-rébellion, ndlr) dans le Gourma. Bien que cela reste peu politiquement et symboliquement, on a ces avancées-là. Maintenant, si on parle de l’aspect sécuritaire, là-dessus, il n’y a pas eu d’avancées du tout, parce qu’en 2012, la crise était circonscrite dans la région du Nord. La signature de l’accord n’a nullement et en aucune manière permis la stabilisation du territoire ni la lutte contre les groupes terroristes qui sont identifiés et dont les leaders sont également connus. Donc, il y a eu un glissement de l’insécurité vers le centre du Mali, et maintenant vers le sud du pays, et plus récemment en 2020 vers le sahel occidental. La situation sécuritaire reste très volatile, très catastrophique. La présence des forces françaises (Serval puis Barkhane, ndlr), de la Mission inter-dimensionnelle intégrée des Nations unies (Minusma) et du G5 Sahel n’a pas servi à grand-chose.
Êtes-vous d’avis que sur le plan social et du développement économique, les objectifs fixés par cet accord ne sont pas atteints ?
Effectivement, l’aspect social et économique est directement lié à la situation sécuritaire. À partir du moment où des ONG sont chassées de certaines localités ou des écoles sont fermées par des groupes armés, le développement économique n’est pas du tout au rendez-vous. Je vous cite l’exemple de routes importantes devant relier Tombouctou à plusieurs régions du pays où les travaux n’ont pratiquement pas bougé en raison de l’insécurité. Il y a d’autres axes routiers (Gao-Kidal ou Gao-Tombouctou, Gao-Mopti, Gao-Bourem) qui n’ont pas pu être réalisés pour le même motif, y compris l’aménagement des pistes qui a été rendu difficile par des embuscades fréquentes. Des camions chargés de vivres sont régulièrement détournés par des bandits armés. Cela sans oublier le problème des déplacés internes. Actuellement, il y a 372 000 déplacés internes et la région de Mopti est la plus concernée par ce problème, sans compter les Maliens qui se sont réfugiés en Mauritanie, en Algérie, au Niger et au Burkina Faso. Dans ces deux derniers pays, les réfugiés maliens sont doublement exposés à l’insécurité.
Six ans pour mettre en œuvre cet Accord de paix, est-ce beaucoup de temps, selon vous ?
En réalité, c’est beaucoup de temps. Mais en même temps, dès le début, il a été mal ficelé, c’est-à-dire que les mouvements pour la libération de l’Azawad avaient des réserves sur le contenu du texte (19 amendements), tout comme le gouvernement malien qui n’était pas content de certains détails contenus dans 12 amendements. Tout de même, sous l’égide de la médiation internationale, de l’Algérie, de l’Union africaine et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), on a trouvé un document qui convient, un tant soit peu, aux différentes parties. À partir du moment où il y a eu ces réserves, cela annonçait les futurs blocages. Maintenant, chaque signataire a expliqué cet accord dans les parties qu’il contrôle, sans forcément trouver les bonnes astuces pour communiquer et expliquer que ce texte bénéficie à l’ensemble des Maliens. Il y a eu une logique de surenchère de part et d’autre. Il y a eu des interprétations différentes de cet accord qu’à Bamako, par exemple, un front anti-Accord d’Alger a émergé au sein de la classe politique malienne. Si le texte n’a pas été mis en œuvre, c’est parce qu’il a été négocié par la médiation internationale et le pré-accord n’a jamais été soumis à discussion, du côté malien, à l’Assemblée nationale qui est la représentation légitime des Maliens. Il y a eu ensuite le texte final, adopté et signé, qui n’a pas également fait l’objet de débat au sein de cette même Assemblée nationale malienne. Cela explique évidemment les réserves émises par une partie de la classe politique de la population maliennes. Le déficit de confiance et de légitimité qu’a connu cet accord au début a eu un impact direct sur sa mise en œuvre.
Vu le temps pris pour sa mise en œuvre, l’opposition affichée par une partie des Maliens et la donne politique qui a beaucoup changé depuis 2015, se dirige-t-on vers la révision de cet accord ?
Il y a eu beaucoup de conférences qui ont demandé la relecture du texte et sa révision. D’abord, il y a eu celle de 2017, et ensuite, le dialogue inclusif de décembre 2019 et les concertations nationales de septembre 2020. Ces conférences ont toutes vu la participation de la CMA et de la Plateforme d’Alger. À chaque fois, la relecture de l’accord a été proposée comme l’une des résolutions de ces conférences. Mais pendant cinq ans, cette crise de confiance entre la CMA et le régime d’IBK n’a pas donné de résultat et on n’a pas avancé sur le reste. Depuis le début de la transition, la donne a commencé à changer. Avec le nouveau gouvernement de Choguel Maiga, qui vient d’être mis en place, il y a eu la création du ministère de la Réconciliation, de la Paix et de la Cohésion nationale, chargé de l’Accord pour la paix et réconciliation nationale. Ce qui est une grande avancée, à mon avis. Aujourd’hui, je pense que le contexte est beaucoup plus favorable pour faire, comme l’a dit le président de transition, Assimi Goïta, une “relecture intelligente”. Les parties maliennes vont se retrouver, en toute sincérité, pour voir ce qui est faisable et ce qui ne l’est past. Comme il y a un accord de toutes les parties, on peut espérer sa révision avant la fin de cette transition.
Cette période de transition et d’incertitudes politiques ne risque-t-elle pas de constituer un frein pour la poursuite de la mise en œuvre de l’Accord d’Alger ?
Non, pas vraiment. C’est-à-dire, la transition peut réaliser des choses qu’un régime élu ne pourrait pas faire. Les gens qui font un mandat espèrent toujours être réélus pour un deuxième mandat, donc, ils ont tendance à vouloir adouber la population et à éviter tout sujet qui fâche, ce qui n’est pas le cas du régime de transition. Là, nous sommes dans un régime d’exception. Le Conseil national de transition est un conseil acquis à la cause du président de transition puisqu’ils sont du même bord et majoritaires. Ils peuvent ainsi faire voter certains textes et certaines choses qui ne sont pas forcément prévus dans la Constitution. Les dirigeants de la transition ont pu quand même permettre à la CMA d’adhérer au nouveau gouvernement, après cinq ans de refus sous le régime d’IBK. Je crois que nous sommes sur la bonne voie. Par ailleurs, pour dissiper leurs doutes, il faut aussi écouter les Maliens qui sont de l’autre bord.
Entretien réalisé par : Lyès Menacer
Source: liberte-algerie