Voilà plusieurs jours que Boubou Cissé se cache quelque part au Mali. Le premier ministre malien, renversé avec le président Ibrahim Boubacar Keïta lors du coup d’Etat du 18 août dernier, tente d’échapper à la Direction générale de la sécurité d’Etat (DGSE), les services de renseignement maliens, qui le traquent lui et plusieurs de ses proches avec des accusations de «complot contre le gouvernement, association de malfaiteurs et offense à la personne du chef de l’Etat», selon un communiqué du procureur de la République Mamoudou Kassogué.
Cinq prévenus visés par cette information judiciaire ont été arrêtés la veille de Noël, mais le sixième – Boubou Cissé – est jusqu’à présent «resté introuvable», affirme le procureur. Il a cependant répondu à nos questions.
Au téléphone, la voix de l’ancien premier ministre est chuchotante. «Désolé, je ne peux pas parler trop fort. Je suis à l’abri, mais je ne suis pas à l’aise.» Le souffle est court, comme saccadé par cette harassante partie de cache-cache. «Ma maison a été visitée par des agents de la sécurité d’Etat le 24 décembre, alors que j’étais sorti faire une course. Ils ont violenté mes employés pour qu’ils disent où j’étais. Mais lorsque mon avocat a contacté la sécurité d’Etat pour demander si on me recherchait, on lui a dit que non. J’ai donc pensé qu’on essayait d’attenter à ma vie. C’est pourquoi je vis caché dans le pays depuis dix jours.»
Accusé de «perturber la transition»
A Bamako, tout le monde parle désormais de ce «coup contre le coup» que le chef de l’ancien gouvernement aurait fomenté contre le nouveau pouvoir dominé par l’armée. Selon le procès-verbal d’enquête préliminaire consulté par Le Temps, les enquêteurs du service d’investigation judiciaire de la gendarmerie ont découvert «que l’ancien premier ministre Boubou Cissé et certains cadres du cercle restreint de l’Etat travailleraient en bonne intelligence dans le but d’entretenir un climat de tension sociale, en vue de perturber la transition, rendant ainsi aléatoire tout projet de stabilité et de développement».
Selon le document, «le groupe, à travers ses appuis financiers, cherchait des soutiens de l’intérieur comme de l’extérieur, en vue de mettre fin au régime de la transition», déclenchant son action «à travers des mouvements syndicaux pour aboutir à des troubles perturbant ainsi les actions des gouvernants». Des accusations que l’ancien premier ministre «nie formellement».
Un rival des militaires
Après le putsch d’août 2020, la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a donné dix-huit mois aux militaires pour organiser des élections démocratiques. Le Dr Boubou Cissé reste vague sur le rôle qu’il veut jouer à l’avenir. «Le rôle qu’on me demandera de jouer, rétorque-t-il. Je suis un enfant de ce pays, je l’aime et veux le voir sortir des difficultés dans lesquelles il se trouve. Et s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour aider et servir, je le ferai.»
Il n’écarte pas une candidature à la présidentielle. «C’est une possibilité à laquelle je n’ai pas encore réfléchi, poursuit-il. Mais que ce soit en tant que candidat ou non, l’essentiel est de faire en sorte que nous puissions nous parler et trouver des solutions tous ensemble.»
Ces ambitions en demi-teinte ne sont pas étrangères aux suspicions du gouvernement de transition et du Comité national pour le salut du peuple (CNSP), organe politico-militaire à l’origine du coup d’Etat. Selon Boubou Cissé, l’information judiciaire ouverte le 28 décembre, pour «atteinte à la sûreté de l’Etat», est «un potentiel nettoyage politique, peut-être même un assassinat politique», clame-t-il.
Parmi ses cinq coprévenus, qui sont en prison, on compte le journaliste Mohamed Youssouf Bathily, dit «Ras Bath», accusé d’outrage à la personne du chef de l’Etat pour avoir traité Bah N’Daw, le président de la transition, de «débile mental» sur les ondes de Renouveau FM. Il y a aussi Vital Robert Diop, directeur de PMU Mali, accusé d’avoir mis à disposition 200 millions de francs CFA dans ce soi-disant projet de complot, ainsi que les argentiers Mahamadou Koné, Souleymane Kansaye et Aguibou Tall, demi-frère de Boubou Cissé.
Très critiqué à Bamako
Dans la capitale malienne, les voix accusant l’ex-premier ministre de se soustraire à la justice sont nombreuses. Lui réfute. «Des gens qui débarquent à la maison, lourdement armés, qui violentent mes employés de maison: j’ai préféré me mettre en sécurité. Si la justice avait demandé à me voir, j’y serais allé.»
Lui qui a abandonné une brillante carrière d’économiste à la Banque mondiale en 2013 pour rejoindre son pays et entrer en politique, trouve-t-il le peuple malien trop sévère à son égard? «Je ne pense pas qu’ils ont été ingrats ou injustes. Mais il y a eu parfois de l’incompréhension, glisse-t-il. C’est un manque de communication, même de notre part, plus qu’autre chose. Je croyais que le Mali avait acquis une certaine maturité politique après le coup d’État de 2012. Tout le monde a vu ce à quoi cela nous a menés. On pensait en avoir tiré les leçons.»
Ibrahim Boubacar Keïta avait été élu démocratiquement en 2013, au début de la guerre contre les djihadistes. Il portait l’espoir de paix de toute une nation. Une attente déçue. Le gouvernement était aux abois depuis mars dernier, affaibli par une contestation sociopolitique inédite dans l’histoire du pays.
Un ras-le-bol nourri pendant des années par une corruption croissante, une économie inerte, des victimes toujours plus nombreuses dans les attaques djihadistes au nord du pays et des violences intercommunautaires au centre: cette situation avait conduit les Maliens à se réunir par dizaines de milliers sur la place de l’indépendance à Bamako, un vendredi sur deux pendant cinq mois, pour demander le départ du président Ibrahim Boubacar Keïta.
Mea culpa
Quant aux accusations de corruption et de népotisme qui frappaient son gouvernement, le clan du président et son fils Karim Keïta, Boubou Cissé les contourne. «Le problème de corruption existe dans le pays, il ne faut pas se le cacher, autant dans le public que dans le privé, dit-il. On a essayé de faire ce qu’on a pu, mais c’est un long processus de lutter efficacement contre ce fléau.»
De ses sept ans au pouvoir, d’abord comme ministre des Mines (2013-2015), puis comme ministre de l’Économie et des Finances (2016-2019), avant de prendre le siège de premier ministre, il tire un bilan honorable mais regrette d’avoir «sous-estimé le fossé qui s’est installé entre gouvernants et gouvernés. La fracture et les inégalités se sont accentuées sans que l’on s’en rende compte.»
Le Temps
Source: Le Républicain- Mali