REPORTAGE. Le groupe Mara, que l’entrepreneur dirige, produit entièrement ses appareils en Afrique. Nous avons visité son usine de Kigali.
La scène se déroule à l’été 1972, en Ouganda. Le dictateur Idi Amin Dada, qui a évincé un an plus tôt Milton Obote lors d’un coup d’État, est au plus fort de son règne. Il dit avoir fait un rêve dans lequel Dieu lui aurait demandé d’expulser tous les Asiatiques d’Ouganda. À son réveil, le despote leur donne 90 jours pour quitter le pays. Environ 50 000 personnes sont expulsées, dont les Indo-Pakistanais, pivots de l’économie. En s’exilant, pour la plupart au Royaume-Uni, ils ont tout perdu. Parmi eux, Jagdish et Sarla, les parents de l’homme d’affaires Ashish Thakkar. Issus d’une longue lignée d’émigrants venus de l’État du Gujarat, dans l’ouest de l’Inde, ils sont établis depuis 1890 en Afrique de l’Est.
Une affaire de famille
Depuis son bureau épuré, le fondateur de Mara Phones, première marque de smartphones qu’il qualifie lui-même de 100 % africains, déroule le fil de son histoire familiale. « Je suis la quatrième génération de ma famille installée en Afrique de l’Est. Nous avons construit Mara Group à partir de zéro pour en faire aujourd’hui une société panafricaine de premier plan », confie-t-il. Ashish Thakkar est né à Leicester, au Royaume-Uni, en 1981, après quoi la famille est retournée en Afrique, au Rwanda, où elle a encore tout perdu – encore une fois, lors du génocide de 1994. Si la légende veut qu’il ait créé sa première entreprise à l’âge de 15 ans grâce à un prêt de 5 000 dollars, la vérité est tout autre. « Quand mes parents ont vécu l’épisode de l’Ouganda, je n’étais pas encore né… mais ensuite, voir ce qu’ils ont vécu au Rwanda et comprendre ce qu’ils avaient vécu avant et maintenant encore… vous donne la force de faire quelque chose. » Le jeune garçon prend en tout cas la ferme résolution de ne plus les voir dans le besoin. Il arrête l’école et croit flairer un bon business entre Dubai et l’Afrique de l’Est. Son idée ? Organiser la revente de matériels informatiques dans la petite boutique paternelle à Kampala, la capitale ougandaise, où la famille a fini par atterrir avec un statut de réfugiés. Ordinateurs de bureau, claviers, souris, téléphones : tout y passe. Pendant très longtemps, tout lui a réussi.
Des débuts prometteurs
En 2013, après avoir rencontré le richissime banquier anglo-américain Bob Diamond, ex-patron de Barclays, il lance Atlas Mara, une société qui investit dans des banques à travers l’Afrique. Très vite, les deux associés parviennent à lever près de 325 millions de dollars et inscrivent la société à la Bourse de Londres. Mais les affaires sur ce terrain fort concurrentiel s’avèrent compliquées. Ils prennent des risques mal calculés, s’endettent pour ouvrir des filiales dans des pays qu’ils ne maîtrisent pas, entraînant une chute de plus de 84 % de l’action de la société. Quatre ans plus tard, l’entreprise a éclaté, Atlas Mara a cédé ses filiales au groupe kenyan Equity Bank. Bob Diamond, 67 ans, a été sèchement remercié. « La perception qu’on a de l’Afrique à l’extérieur est vraiment différente de ce qu’il se passe sur le terrain. Faire des affaires est vraiment difficile », dit-il en citant son ouvrage The Lion Awakes : Adventures in Africa’s Economic Miracle.
« Avant le ralentissement, les entreprises étrangères se voyaient toujours dérouler le tapis rouge en Afrique et nous, en tant qu’entreprises africaines, nous étions très frustrés », dit-il, un brin amer. « Le fait que nous étions prêts à mettre en place le même projet que Mr X venant de l’extérieur ne comptait pas, et c’est lui qui avait l’avantage », dit-il en analysant les raisons pour lesquelles l’Afrique a longtemps été absente des affaires. « En tant que continent, nos faits et chiffres sont incroyables, stupéfiants et très attrayants. Nous avons 1 milliard de personnes mais nous sommes toujours divisés en 54 pays. C’est autant de cultures et personnalités différentes avec lesquelles vous avez affaire ! » s’emporte-t-il.
Un chemin semé d’embûches
Cette période est encore plus compliquée dans sa vie privée. La faute à un divorce médiatique avec son ex-épouse Meera Manek. La bataille a duré des années et mis à nu la fortune de l’homme d’affaires. Considéré pendant des années et selon les critères du magazine Forbes comme l’un des plus jeunes miliardaires d’Afrique, Ashish Thakkar a déclaré au moment de son divorce ne détenir que 445 532 livres britanniques soit 521 900 euros. Et plus étonnant encore, il a déclaré aux juges de la cour de justice que Mara Group était détenu dans les îles Vierges britanniques par sa mère et sa sœur. L’affaire a fait grand bruit jusqu’en Inde. Depuis, les choses se sont un peu tassées, même si le mystère demeure sur le poid réél de sa fortune.
Un rêve pour faire la différence…
Des années plus tard, Ashish Thakkar fait un rêve un peu fou : lancer une marque de smartphones africains. « Il suffit de regarder l’utilisation de l’argent mobile en Afrique et d’imaginer l’opportunité que ce continent a de faire un bond en avant grâce à l’utilisation de la technologie. À l’heure actuelle, les Africains doivent choisir entre un téléphone de qualité et un téléphone abordable. Cela nous ralentit. Avec un accès Internet mobile et quelques applications pratiques, un smartphone peut créer des emplois et favoriser l’innovation. Au-delà de la création et de la consommation de contenu, c’est la croissance de l’Afrique qui est en jeu », dit-il en tournant son écran d’ordinateur vers nous.
… toute contenue dans des usines…
Pour comprendre son projet, Ashish Thakkar, en tenue décontractée et blouson sur le dos, prèfère nous montrer son usine. Ultra-sécurisée, elle est située dans la zone économique spéciale de Kigali. Inaugurée en octobre dernier, il aura fallu près de cinq ans de négociation entre Ashish Thakkar et le même associé, Bob Diamond, avec l’accompagnement de la présidence du Rwanda pour aboutir à la construction de cette première unité industrielle d’une valeur de 22 millions d’euros. Près de 1 000 téléphones peuvent sortir de l’usine chaque jour, mais « Mara Phones ne veut pas prendre le risque d’avoir du surplus et surtout avoir à gérer des stocks », explique Eddy Sedera, bras droit du patron sur le site rwandais. Deux modèles sortent actuellement des lignes de production rwandaises : le Mara X et le Mara Z. Ils utilisent le système d’exploitation Android de Google, avec la garantie d’une mise à jour pendant deux ans. Ils bénéficient également d’une batterie longue durée plus résistante et d’un large espace de stockage.
L’entrée de l’usine ne se trouve qu’à quelques mètres des bureaux du personnel encadrant mais, par cette pluie battante, une voiture vient nous chercher pour une visite ultra-privée où téléphone et appareil photos sont strictement interdits. Ici on prend très au sérieux les risques d’espionnage industriel. Le photographe n’aura droit de prendre que des clichés du bâtiment gris, et du patron. Rien est laissé au hasard : Hetal Shah, directeur des opérations sur plusieurs sites du groupe Mara, sert de guide. Après avoir troqué nos chaussures pour des chaussons gris, nous passons un sas ultra-sécurisé avant d’être fouillés par des agents de sécurité postés à l’entrée.
Sur notre droite, une salle de contrôle permet de surveiller tous les espaces à partir d’écrans de caméra. Tout droit devant, on découvre d’immenses allées bordées de baies vitrées, le tout immaculé, le sol est vernis, aucune trace n’est visible à l’horizon. Un badge est nécessaire pour franchir chaque espace de travail. Les employés, près de 200, en uniforme gris, recouverts de la tête aux pieds, travaillent à leur poste de production. Parmi eux, beaucoup de femmes, Rwandaises pour la plupart embauchées ici avec un niveau de formation minimum pour être ensuite formées tout au long de leur contrat à différents postes. D’autres sont des ingénieurs.
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« Ici tout est fait avec précision, car les composants électroniques qui servent à la fabrication d’un téléphone sont de taille extrêmement petite : il y a les cartes mères, bien sûr, mais aussi des sous-cartes, des puces », avertit Hetal Shah, très concerné par la propreté des espaces. Pour chaque téléphone, il y a plus de 1 000 pièces que Mara doit soigneusement assembler pour fabriquer un téléphone fonctionnel.
« Avant, il y avait essentiellement des usines d’assemblage de téléphones portables. Ce que nous avons construit est la première usine de fabrication de smartphones en Afrique », répond Ashish Thakkar à ses détracteurs qui s’interrogent sur « l’africanité » des Mara Phones. En effet, à l’heure de la mondialisation, la promesse du 100 % africain est-elle tenable ? L’homme d’affaires balaie d’un revers de main les critiques. « L’Europe ne fabrique pas de smartphones, les États-unis ne fabriquent pas de smartphones, le Moyen-Orient non plus », lance t-il. « Si vous prenez Apple, c’est fabriqué en Chine, Samsung est coréen, Huawei est chinois, etc. », poursuit t-il. « Mara Phones est africain et cela représente une opportunité formidable pour les Européens ou les Américains puisqu’ils s’interrogent sur les risques d’espionnage et de sécurité. Au moins avec nos téléphones, ils ont cette garantie », avance l’homme, pressé, végétarien et adepte du guide spirituel indien Morari Bapu.
« C’est incroyable comme les choses ont changé au cours des dernières années. Nous avons assisté à un énorme changement dans les gouvernements africains où, tout à coup, les entreprises africaines se sont vu dérouler le tapis rouge », continue de sa voix perçante Ashish Thakkar. Aujourd’hui, près d’un demi-million de nouvelles PME sont enregistrées en Afrique subsaharienne chaque année, selon la Banque mondiale.
Faire rayonner le « Made in Africa »
Un discours qui permet à Ashish Thakkar de se différencier de ses concurrents. L’Afrique a déjà quelques usines qui assemblent des téléphones. Au Congo, on retrouve le smartphone « Elikia » de Verone Mankou, en Guinée, la femme d’affaires Fadima Diawara propose un prototype dénommé « Kunfabo ». Il y aussi le Nile X de la société égyptienne Sico. Ces smartphones ont bien été conçus sur le continent ou possèdent des applications 100 % africaines mais ils sont assemblés en Chine et financés par Pékin. « Cest moins cher à importer. Mais si nous pensons cela, nous ne produirons jamais rien, explique Ashish Thakkar. L’Afrique doit penser création car une approche copier-coller signifie toujours qu’au moment où vous êtes en train de coller ce que l’autre a fait, vous avez déjà des années de retard. » Avoir cette connaissance locale est « crucial, crucial, crucial », dit Thakkar.
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Le Rwanda comme atout de positionnement
En choisissant le Rwanda, Ashish Thakkar veut également gagner la guerre du positionnement. À défaut de nous donner des chiffres de vente, le jeune divorcé préfère nous montrer un tableau de 53 pays où sont exportés les smartphones. Et parmi les pays qui commandent le plus figurent l’Allemagne suivie de l’Italie, ensuite les États-unis ou encore la France. Les pays africains de la sous-région sont aussi en bonne position. En Afrique, la communication, les points de vente sont réellement en train de monter.
« Dans sa stratégie, Mara veut être présent physiquement à travers les boutiques. Mais nous sommes aussi associés à des banques, comme Ecobank, des sites internet, Amazon vend des Mara Phones, des groupes télécoms comme Vodacom aussi. Il s’adresse aussi aux gouvernements qui souhaitent proposer des solutions connectées à leurs administrés », décrypte t-il. « Le Rwanda est actuellement porté par une grande vague du “Made in Rwanda” et plus largement du “Made in Africa”. C’est un pays business friendly, ouvert sur le reste du continent, avec un gouvernement ouvert au monde des affaires, un leadership fantastique et assumé, un hub technologique en devenir et c’est visible partout », analyse Ashish Thakkar, qui possède la double nationalité rwandaise et britannique. « Même si c’est un petit pays, c’est la destination parfaite pour nous », conclut-il. Environ 15 % des Rwandais ont des smartphones.
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En Afrique du Sud, ce chiffre est d’environ 36 %. Mara Group y a implanté, toujours en octobre, une seconde usine, réplique exacte de celle de Kigali. Le groupe en est persuadé, les chiffres de la téléphonie mobile continueront d’augmenter. Ashish Thakkar sait qu’il est très attendu sur le terrain tant par les Africains que par le reste du monde. Sans sourciller, l’investisseur accro aux risques prend le pari. En attendant, il se prépare depuis huit ans à aller dans l’espace dans le cadre du projet spatial Virgin Galactic. Mais ça, c’est encore une autre histoire !
Par notre envoyée spéciale à Kigali, Viviane Forson