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Au Niger, dans le repaire des repentis de Boko Haram

À 200 kilomètres de Diffa, un centre de déradicalisation tente de réinsérer les membres du groupe terroriste nigérian Boko Haram qui ont renoncé au combat. Ali a glissé contre le mur. Accroupi, il trace des lignes dans le sable de la cour, entre ses claquettes. Il flotte dans son maillot de foot troué, dans son pantalon trop court élimé. Parfois, il jette alentour un regard de bête aux aguets. Difficile d’ajouter « terrorisée ». Il y a quelques heures, c’était lui qui semait la terreur.

Ali Mele, 26 ans, est un ex-combattant de Boko Haram. Il vient d’arriver au centre pour repentis de Goudoumaria, à 200 kilomètres de Diffa, où il s’est rendu. « Je voudrais dormir », souffle-t-il. La visite médicale révèle du sang dans les urines. « Ils ont des œdèmes, des gastralgies, de l’hypertension, le paludisme, des caries, énumère le médecin. Des infections urinaires et la bilharziose », maladie due à un ver. Ali montre une cicatrice sous le pied. Un éclat d’obus. Un groupe se forme, d’anciens guerriers dont pas un n’a 30 ans. Un grand en polo blanc sort une lame de rasoir, un petit apporte une bassine d’eau et un savon, un troisième une brique, qu’il pose à la verticale. Ali s’assied, se penche, se savonne la tête. « C’est comment, en brousse ? » demande le grand, qui attaque la tignasse par le milieu du crâne. « On est devenus des voleurs », répond Ali. Un tas de laine noire se forme à ses pieds. « T’as pas dit à Issa que tu te rendais ? T’as bien fait, c’est une balance », reprend l’autre. Il fignole le front. C’est toujours lui qui rafraîchit les arrivants. Ali file à la douche. Il portait les mêmes habits depuis deux mois, on lui en tend de nouveaux. Propre et rasé, il semble encore plus maigre.

Ils sont 218 dans le camp, dont la création a été annoncée en décembre 2016. « On les a sentis aux abois, retrace Mohamed Bazoum, ministre de l’Intérieur. Des indices montraient qu’ils se rendraient si on garantissait l’immunité. » La radio a diffusé le message, des avions ont jeté des tracts. « L’idée était de les affaiblir en les démobilisant », expose Ibrahim Hassan, préfet de Goudoumaria. À un quart d’heure de piste sur des dunes rouges, un hangar, destiné aux réfugiés fuyant Boko Haram mais resté vide car trop loin des attaques, a été choisi pour abriter le centre. Il y a un château d’eau, une enceinte. Un mirador surplombe les hauts murs, mais la guérite de l’entrée est vide. « On est là pour les sécuriser, pas pour les surveiller », nuance l’adjudant-chef de faction. Les repentis ont l’air disciplinés, mais le village a accueilli l’initiative avec tiédeur. « Ce problème lointain est devenu le nôtre, plaide le vice-maire, Mamadou Bemi Ariou. Des familles entières se sont repliées ici chez leurs parents. L’état d’urgence freine l’économie. Et avec ce centre, les gens ont eu peur des attaques. »

Qui dit déradicalisation dit enseignement de ce que les autorités nomment le « vrai islam ». Ce matin-là, ils sont une soixantaine, assis dans un préau. « Dans la voie de l’islam, il n’y a pas de violence, énonce en haoussa l’imam enveloppé dans un chèche blanc. Le Prophète attire doucement vers la religion. » Il y a des regards hostiles, las ou absorbés, des mentons sur des poings fermés. « Dans un village, un vieil homme pieux avait donné raison aux chrétiens pour construire une église, alors que les musulmans voulaient édifier une mosquée. Le Prophète a enquêté et appuyé le vieux. » Froncements de sourcils, hochements de tête, bâillements. Des poussins sautillent sur des tongs oubliées. « Si un homme regarde avec envie une femme mariée, Dieu va le punir. » On pense aux femmes enlevées et violées. Un ado en djellaba s’étire. « Si je n’ai pas donné au ramadan, ça annule mon jeûne ? » s’inquiète un élève. « Pas si tu n’avais rien », le rassure l’imam. Il refuse que son nom ou son visage apparaissent. Il a hésité à accepter le poste, il craignait pour sa sécurité et celle de sa famille. Son diplôme certifie qu’il a « suivi avec succès l’atelier de formation des formateurs de repentis de Boko Haram sur la foi et les valeurs islamiques ». Le marabout qui l’a conçu a insisté sur le vol, la guerre et les meurtres. Cela frappe les esprits.

« On nous a menti »

« Nous avons beaucoup appris, je regrette ce que j’ai fait, on nous a menti », lâche Abdoullaye Moustapha, 25 ans. Boko Haram a encerclé son village et menacé de tuer ceux qui ne s’enrôleraient pas. Mais tous n’ont pas été forcés. « Je suis allé à l’école jusqu’au BEPC, puis j’ai raté deux fois le concours d’enseignant. Si personne de ta famille ne travaille pour l’État, tu ne vas pas réussir », peste Mallam Boukaradam, 21 ans. Il s’est rallié avec un ami qui avait raté le bac. Un autre invoque un commerce « gâté », un autre encore, le gain facile : « Les BH venaient au village, bien habillés, avec montres et téléphones. Ils dépensaient. Ils ont promis l’argent et les femmes. »

Pour le gouvernement, tout est dit : misère et chômage poussent dans les bras de Boko Haram. « Le plus important, c’est la formation professionnelle qu’on va leur donner, les opportunités pour après », souligne Dan Dano Lawaly, gouverneur de Diffa. Comme si les ateliers de menuiserie allaient tuer le terrorisme. « L’initiative est bonne, mais dire qu’ils se sont ralliés pour des raisons économiques revient à nier le ressenti de l’injustice », proteste Moussa Tchangari, président de l’ONG Alternative Espace Citoyens et natif de la zone.

Diffa, à 1 400 kilomètres et deux jours de voiture de Niamey, la capitale, a toujours été négligée. « Y être muté est une punition, on demande : Qu’est-ce que tu as fait pour atterrir là ? » regrette Mairou Malam Ligari, président du conseil régional. Le 6 février 2015, Diffa subit sa première attaque. Boko Haram n’a qu’à franchir la rivière Komadougou depuis le Nigeria. En mai, le Niger ordonne l’évacuation des îles du lac Tchad, infiltrées et dont les habitants compliquent les opérations armées. Des dizaines de milliers de gens en sortent, le gouvernement ne soupçonnait pas leur nombre. La première école publique, selon les ONG, y a été ouverte en… 1998. L’État brille par son absence, et sa rare présence est synonyme de racket. « Il y a un problème de rapport au pouvoir, on est loin de tout, c’est l’arbitraire, ajoute Moussa Tchangari. Un douanier peut prendre tes biens, un militaire te bastonner. Les gens préfèrent que l’État leur foute la paix ! » La scolarisation est faible et Maiduguri, berceau de Boko Haram, au Nigeria, est à un jet de pierre. Rien d’étonnant que sa propagande ait pris. Les prêches de Mohamed Yussuf – fondateur charismatique abattu par l’armée nigériane en 2009 – à l’encontre du pouvoir étaient réputés. Ceux de son successeur sanguinaire, Abubakar Shekau, circulent sur des cartes-mémoires pour téléphone. Avec les mauvaises récoltes, après des années de sécheresse et d’inondations, il s’agit, selon Yan St-Pierre, du Modern Security Consulting Group, de la « tempête parfaite ».

Les femmes paient un lourd tribut. « Prendre celle d’un autre n’est pas bon. Tu la nourris, tu l’habilles et un matin on te l’enlève ! » leur déclare l’imam. Beïno, 15 ans, silhouette gracile et papillon brodé sur le voile marron qui encadre ses yeux baissés, a été enlevée il y a trois ans : « J’étais aux champs avec trois amies, deux gars nous ont enlevées à moto, on pleurait. Ils ont dit : Celle qui continue à appeler sa mère, on la tue ! » Beïno a été mariée et a eu un enfant, emmené dans sa fuite. Têtue, elle a obtenu le divorce, car elle désapprouvait « la façon dont [son] mari appliquait la religion ». Boko Haram rend la justice selon la charia. Aissata, elle, est restée avec son mari quand ils ont pris son village : « On subissait leurs lois. Si tu sortais sans ton voile, ils te mettaient en prison. Ils coupaient les mains des voleurs. »

L’autorité est répartie entre trois chefs pour l’armée, la police et la religion. Les kamikazes sont isolées. « Pour une grande attaque, on vous confiait une ou deux personnes qui se faisaient sauter. Parfois, la cellule organisait ses attaques. C’étaient des jeunes de moins de 15 ans, des veuves, des femmes malades ou affamées qu’on n’aurait pas pu guérir. Elles suivaient une préparation spéciale, on leur disait qu’elles iraient au paradis », raconte Abdoullaye Moustapha, joues et front scarifiés. L’organisation est précise : « On était 300, dont 120 combattants, par roulement. Il y avait des cultivateurs d’arachide et de maïs, et on volait du bétail. Il y avait aussi des cuisiniers, des réparateurs d’armes, des soudeurs… »

Le 25 mars, cinq civils étaient tués près de Toummour, au Niger. Le 28, un soldat était tué et quatre autres blessés dans le nord du Cameroun. Le 31, deux personnes mouraient dans l’attaque d’un camp de déplacés au Nigeria, près de Maiduguri, menée par quatre adolescentes kamikazes. Enfin, lors du week-end de Pâques, plusieurs attaques dans les environs ont tué une vingtaine de personnes et en ont blessé 84. Le Nigeria négocie un cessez-le-feu avec la faction d’Al-Barnawi depuis qu’elle a libéré une centaine d’écolières, à Dapchi. Reste à savoir si c’est possible, alors que Boko Haram est très divisé.

Tramadol

« Si on était fatigué, on prenait du tramadol », antalgique devenu la drogue de l’Afrique de l’Ouest. Le niveau d’éducation est si bas que Mallam Boukaradam, avec son BEPC, fait figure d’érudit. Il a été désigné médecin, à Malam Fatori puis Abadam, au Nigeria : « Je lisais les notices des médicaments, c’est facile. J’ai aussi beaucoup amputé. Avec la kétamine, ça fait pas mal, tu mets ça dans la veine. Si les gens ont marché sur une mine ou avec les bombes des avions, tu es obligé de couper le bras ou la main. » Amenés par leurs aînés, les enfants forment un bouclier humain pour le camp, où les prêches rythment les jours. « Parfois, c’était sur la vie sociale, par exemple pour dire qu’il ne faut pas jeter de plastique, témoigne Abba, cultivateur de poivrons de 20 ans. La veille d’une attaque, on nous expliquait comment combattre, se cacher des avions, prendre le butin, et qu’on irait au paradis. » L’apprentissage des armes dure quinze jours, parfois moins. « J’ai été entraîné une journée, alors j’étais stressé pour mon premier combat, raconte Mohammed Kungu, 24 ans, sourire d’ange sur ses dents blanches, cils délicatement recourbés. On nous a rassemblés, on m’a donné quatre chargeurs et dit que le cinquième était dans mon AK-47. On criait, on ne savait pas où on allait. On a roulé toute la journée. Une fois hors du pick-up, je me sentais fort. » Il s’inquiète de savoir si sa cigarette dérange. Là-bas, ceux qui fumaient étaient battus, c’était un plaisir interdit. Il reprend : « Je ne sais pas combien de personnes j’ai tuées, ça ne m’a rien fait. On m’avait dit que c’était pour l’islam, que c’étaient des mécréants. »

En mars 2015, après le ralliement de Boko Haram à l’État islamique, le discours change. L’organisation nomme Abou Musab al-Barnawi à sa tête, et son bras droit, Mamman Nur, entame une tournée des camps. Le choix de l’État islamique reflète la volonté d’écarter Shekau, mais aussi une divergence idéologique. Il devient interdit de tuer des civils musulmans. « Pour Shekau, tout le monde était kâfir [mécréant, NDLR], note Abdoullaye. Si on ne restait pas dans un village, on brûlait tout, on tuait tout le monde. Mon chef a suivi Nur. Après, on prenait et on partait sans tuer. » Un partage se dessine. « Shekau est plus présent à la frontière avec le Cameroun, Barnawi, au sud du Niger et vers le lac Tchad », d’après Yan St-Pierre. Il reste des exceptions, comme, selon Abba, sur l’île Karamga : « Nur a dit que Shekau était devenu kâfir, mon chef a répondu qu’on ne pouvait pas dire ça car il fait les prières, ils se sont engueulés. On est restés avec Shekau. » Les factions se battent : « Ce sont les plus dures des guerres parce qu’on a les mêmes tactiques. Ceux de Barnawi mettent un bandeau rouge autour du front pour qu’on les reconnaisse. » À Diffa, où les repentis ont vécu dans des villas avant Goudoumaria, chaque faction avait son représentant. Ce n’est plus le cas.

Cette guerre intestine contribue aux défections et permet à Mohamed Bazoum d’affirmer que « Boko Haram est fini ». Pas si l’on en croit les récentes attaques, dont certaines semblent conjointes.  À Diffa, les règlements de comptes et actes de banditisme redoublent et le retrait des troupes tchadiennes inquiète. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, en septembre 2017, près de 248 000 personnes avaient fui à cause de Boko Haram et « 408 000, soit environ 50 % de la population de Diffa, avaient des besoins humanitaires ». Beaucoup ne rentreront jamais. La route qui mène au lac Tchad est bordée de cases au toit de paille de mil, mal isolées par des bâches en plastique, posées sur le sable brûlant en saison sèche, dérivant sur des mares en saison des pluies. « Quand je me suis rendu, les militaires nous ont amenés par la route, on a vu le désastre. Certains ont pleuré, avoue Abba. On n’avait jamais pensé qu’on causerait tout ça. » Il a tué sans imaginer les conséquences ? Il rit, gêné. « Ça faisait pitié de voir ces gens sous des tentes malgré les intempéries, mal nourris. Nous, on a choisi de partir, eux, ils ont fui, par peur. »

Demander pardon

Selon le psychologue de Médecins sans frontières, dans le camp de Garin Wanzam, les cas de stress post-traumatique sont nombreux. « Ces gens ont vu des cadavres et tout laissé. Certains se sont déplacés huit fois, au gré des attaques », détaille-t-il. Épuisés, ils acceptent le programme de déradicalisation, qui prévoit l’amnistie. « Ce sont des enfants égarés, s’ils se sont rendus pour la paix, il n’y a pas de problème », répond Bulama Oumar, 77 ans, chef du village de Yébi, qui a perdu son frère et deux enfants : « Boko Haram a mis le feu au village, ils ont tué 24 personnes en une nuit. Nous étions 6 000 à fuir, nous avons marché trois jours. » Dans le hameau d’Alhaji Menari, Boko Haram a assassiné Bilal Mamadou, enseignant qui organisait des prières pour la paix. « Si l’État dit qu’il faut pardonner, ça dépasse le pauvre », lâche Boukar Mamadou, 75 ans, son père. Il mime la nuit où son fils a été égorgé, en passant le doigt devant son cou. Ne voudrait-il pas qu’ils soient jugés ? « Ça ne ferait pas revenir nos morts. »

La population de Diffa, elle, digère mal le programme. Les jeunes, surtout, qui souffrent des mesures contre Boko Haram : l’essence est rationnée, les motos, qui servent aux attaques, sont bannies. Aboukar Issa, 33 ans, à la tête des 173 associations locales de jeunes, enrage : « Depuis 2015, on les sensibilise pour qu’ils ne rejoignent pas BH. Treize mille motos-taxis ont perdu leur boulot, on a attendu un appui de l’État. Mais non, on aide ceux qui ont commis ces dégâts ! Les rebelles touaregs et toubous d’Agadez ont été entendus. Il faut prendre les armes pour qu’on pense à toi ? Alors, on va tous aller chez Boko Haram. » Beaucoup veulent que les repentis demandent pardon. Mais leur statut juridique n’est pas tranché et aucun n’est sorti du camp, où certains sont depuis un an. Surtout, malgré le relatif affaiblissement militaire du groupe, la radicalisation des esprits progresse. « Du point de vue des idées, Boko Haram n’est pas en train de perdre, mais de gagner. L’attachement à la religion et son irruption dans les débats ne font que se renforcer », assène Moussa Tchangari. C’est bien le plus inquiétant.

Tamoudre

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