Réunis le 9 janvier dans la capitale ghanéenne Accra, les chefs d’État africains, membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ont décidé de plusieurs sanctions à l’égard du Mali. En effet, la CEDEAO a décidé de sévir contre les autorités maliennes, imposant des sanctions surtout économiques, sur fond de proposition de prolongation de cinq années de la période de transition, par les autorités militaires qui contrôlent le pays depuis août 2020, suite à la déchéance du Président Ibrahim Boubacar Keïta. En tant que membre de la CEDEAO, la Guinée-Conakry, l’autre pays dirigé par la junte militaire depuis le coup d’État de septembre 2021, est la seule à avoir refusé de soutenir ces sanctions et maintenu ouvertes ses frontières avec le Mali.
Les sanctions de la CEDEAO – fermeture des frontières terrestres et aériennes avec le Mali, gel de ses avoirs au sein de la banque de l’organisation, rappel des ambassadeurs et suspension de toutes les transactions commerciales, sauf pour les biens de consommation essentiels, les produits pharmaceutiques, les fournitures et équipements médicaux, les produits pétroliers et l’électricité – ont été soutenues par les États-Unis, l’Union européenne, l’Union africaine (UA), la France et Royaume-Uni. A contrario, la Chine et la Russie soutiennent le gouvernement de transition dirigé par le colonel Assimi Goïta, bloquant au Conseil de sécurité de l’Onu le projet de résolution proposé par la France, en soutien aux sanctions imposées par la CEDEAO. Dans ce contexte, le Premier ministre malien, Choguel Kokala Maïga, accuse indirectement la France de vouloir étouffer le Mali.
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Dr Soulaimane Cheikh Hamdi, chercheur mauritanien en sécurité internationale et politiques de défense, spécialiste de l’Afrique, dont le Sahel. Pour lui, “pour cerner ce qui se passe actuellement dans la sous-région sahélo-subsaharienne, il est nécessaire de mettre en perspective les nouveaux changements dans la géopolitique et la géostratégie mondiales, à l’aune des équilibres qui s’établissent petit à petit entre les États-Unis et leurs alliés, d’un côté, et la Chine, la Russie et l’Iran de l’autre”.
“Des parallèles fallacieux et extrêmement dangereux”
“Dans le climat de tensions qui oppose la Russie aux États-Unis et leurs alliés, notamment au sein de l’Otan, à la frontière russo-ukrainienne, certains diplomates américains n’hésitent pas à faire des parallèles fallacieux et extrêmement dangereux, pouvant avoir, à Dieu ne plaise, des conséquences catastrophiques sur la sécurité et la paix mondiales”, affirme le Dr Cheikh Hamdi.
Et de déplorer que “lorsqu’une diplomate américaine du rang de Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État pour les Affaires politiques depuis 2021, établit des parallèles historiques entre la Russie d’aujourd’hui et l’Allemagne nazie, il y a sérieusement de quoi s’inquiéter, vu la légèreté et la célérité avec lesquelles ces propos ont été repris et diffusés par la presse occidentale dominante. En effet, pour l’épouse de Robert Kagan, néoconservateur notoire connu pour sa participation à la rédaction du projet du +Nouveau siècle américain+, la politique française et britannique d’apaisement avec l’Allemagne hitlérienne de 1938, menée par le Président du conseil français Édouard Daladier et le Premier ministre Neville Chamberlain, a causé la destruction de la Tchécoslovaquie et donné plus de pouvoir et de moyens à Adolf Hitler. Il est évident que pour Mme Nuland, aujourd’hui, l’Ukraine est la Tchécoslovaquie, le Donbass est les Sudètes [les Allemands de Bohême pour se différencier des autres habitants de la Tchécoslovaquie, ndlr] et que Vladimir Poutine est +Adolf Hitler+. Ceci sous-entend que les pays occidentaux sont tenus de tout faire pour éviter les erreurs commises par la France et la Royaume-Uni en 1938, qui ont plongé l’Europe dans la Seconde Guerre mondiale”.
“Le principe fondamental du conflit”
La vérité découverte par les historiens, explique-t-il, “est qu’Adolf Hitler était en réalité l’idiot utile qui a servi les plans du capital mondial, basé à la City de Londres et à Wall Street, d’asseoir sa domination sur le monde, notamment sa partie eurasiatique. En effet, Lord Halifax, l’un des négociateurs britanniques à la conférence de Munich de septembre 1938, avait fait savoir qu’ils avaient planifié, dans le cadre d’un arrangement, de gouverner le monde dans un système à trois blocs. En effet, le plan visait le contrôle des dominions d’Extrême-Orient en alliance avec le Japon, le contrôle du bloc euro-atlantique en alliance avec les États-Unis et le contrôle de l’Europe centrale et orientale à travers l’Allemagne, la plus grande puissance de cette région”.
Ainsi, selon le Dr Cheikh Hamdi, “le principe fondamental du conflit entre les États-Unis, la Royaume-Uni et la Russie réside dans le fait que cette dernière, tout comme dans les années 1930, est l’obstacle majeur qui se dresse contre eux pour le contrôle de la masse continentale eurasienne qui a été l’impératif primordial de l’Empire britannique, tel que Sir Halford Mackinder l’avait explicitement formulé en 1904 dans sa théorie du Heartland. Environ 75% de la population mondiale vit en Eurasie et la majeure partie de la richesse physique mondiale s’y trouve également, à la fois dans ses entreprises et sous son sol. L’Eurasie représente 60% du PIB mondial et environ les 3/4 des ressources énergétiques mondiales connues, dont les hydrocarbures et l’uranium”.
L’Afrique et le Sahel dans la nouvelle configuration
Dans le contexte du retour de la Russie, politiquement, économiquement et militairement sur la scène internationale, conjugué à l’émergence de la Chine comme puissance économique et de l’Iran, formant un axe de résistance eurasiatique, il est évident, poursuit l’interlocuteur de Sputnik, que “malgré les tensions entre ces pays et les Occidentaux, le risque d’une guerre totale est extrêmement faible, sauf à prendre le risque de faire subir un Armageddon thermonucléaire à la planète”.
Ainsi, dans cette configuration, “il est certain que les Américains, les Britanniques et les Européens, dont les Français, qui ne pourront pas faire main-basse sur les richesses de l’Eurasie, se rabattront sur celles de l’Afrique, dont le Maghreb et le Sahel. Comme têtes de pont de cette stratégie se trouvent probablement la Turquie, membre important de l’Otan, qui entretient des relations stratégiques solides avec Israël, le nouvel allié du Maroc dans la région, et les monarchies du Golfe, dont essentiellement les Émirats arabes unis, le Qatar et l’Arabie saoudite”.
C’est au cœur de ce redéploiement mondial, souligne-t-il, que “doivent manœuvrer le Mali, la Guinée-Conakry, et les pays du Maghreb, particulièrement l’Algérie et la Mauritanie, pays limitrophes du Mali. Les dirigeants de ces pays doivent tirer au maximum profit des contradictions entre les intérêts des grandes puissances dans la région”.
“Certes petits, mais capables de voir grand”
À ce titre, estime l’expert, “la CEDEAO, qui demeure une structure néocoloniale sous contrôle de la France, notamment via le franc CFA, va certainement rester droite dans ses bottes concernant les sanctions à l’égard du Mali. De son côté, la France et les pays européens vont accroître la pression sur le pouvoir militaire au Mali, brandissant le spectre d’un abandon total de l’opération Barkhane et de la dissolution de la Task Force Takuba, dans le but de faire du chantage au terrorisme islamiste afin de pousser Bamako à se plier à leurs conditions”.
Enfin, à la lumière de toutes ces contraintes, les pays de cette région disposent “de possibilités de tenir tête au néocolonialisme en scellant des alliances stratégiques avec la Chine, la Russie et l’Iran. La Russie, principal partenaire en armements de l’Algérie, apporte déjà son soutien militaire au Mali. Par ailleurs, la Guinée-Conakry, qui n’a pas suivi la CEDEAO, offre une ouverture importante au Mali pour continuer à commercer avec le monde. Dans ce cadre, la Chine, qui veut avoir accès à l’océan Atlantique via le golfe de Guinée, verra dans les côtes guinéennes une formidable occasion, en reliant ces dernières à celles de l’Afrique du Nord, au large de la Méditerranée, via la route transsaharienne”.
“Le renforcement du déploiement au Sahel de combattants djihadistes arrivant de Syrie et d’Irak, présage d’une année 2022 qui serait marquée par la recrudescence d’actes terroristes, ce qui impliquerait des déplacements importants de populations vers le nord de l’Afrique”, souligne-t-il, et de conclure que les autorités algériennes et mauritaniennes prennent très au sérieux cette éventualité. À ce titre, certes petits, mais capables de voir grand, en plus des appels à développer cette région pour assécher le vivier de recrutement des mouvements terroristes, l’option militaire est également sur la table en cas de risque majeur sur la sécurité nationale de ces pays”.